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lundi 12 octobre 2015

Le Masque de Titia, chapitre V (brouillon)


V

Keira ne put se retenir de claquer un peu trop violemment la porte en quittant le bureau du divisionnaire Forestier. Elle se sentait habitée par une rage telle qu’elle en avait rarement connue dans sa vie, une colère qui lui donnait envie de casser tout ce qui pouvait se trouver sur son chemin, et tout ceci après une conversation qui n’avait pas durée 15 minutes.

Le terme « conversation » n’était sans doute pas le bon mot pour définir ce qu’il s’était passé dans ce bureau : une conversation sous-entend un dialogue, un échange d’idée, et Keira avait la nette impression d’avoir participé à un monologue où elle n’avait pas eu réellement son mot à dire. Une lueur noire dans le regard qui en disait long sur son état d’esprit, elle se dirigea dans la salle d’accueil du poste de police, là où se trouvaient les distributeurs automatiques, et se posta devant celui des boissons chaudes. Elle inséra une pièce de 50 cents et appuya vigoureusement sur le bouton de sélection ; la machine se mit à bourdonner, avant de libérer la boisson chaude dans un vacarme assourdissant, comme si elle manifestait son mécontentement face à la nervosité de la jeune femme.

Au commissariat, tout le monde s’accordait à dire que le divisionnaire Forestier était un homme assez secret, sans doute fortement désabusé par sa longue expérience au sein des forces de l’ordre et qui ne s’était jamais mêlé d’une enquête terrain depuis qu’il était en poste à Melun, soit environ une dizaine d’années. Ses seules activités se résumaient à lire, de temps à autre, quelques rapports de ses enquêteurs, d’assurer, par moment, un briefing ou débriefing, et, surtout, de passer ses journées enfermé dans son bureau à entretenir un embonpoint bien prononcé. Même quand il devinait que l’un de ses hommes était borderline, il n’intervenait que très rarement, seulement s’il pressentait que l’histoire pouvait l’éclabousser. La soixantaine passé, Forestier attendait paisiblement le moment de sa retraite, fuyant ses responsabilités en se bornant à assurer ses horaires de fonctionnaire. Il était un homme mou, totalement détaché, à des milliers de kilomètres de ce que sa fonction aurait dû lui imposer.

Cependant, Forestier n’avait pas toujours été ce flic totalement désintéressé à sa carrière. Sans aller jusqu’à avancer qu’il avait été un super flic, il avait été un sacré agent de terrain et avait travaillé avec les grands noms de la police française, de 1970 jusqu’au milieu des années 80. Ainsi, Keira n’ignorait pas qu’il avait fait partie de l’équipe de Robert Broussard, commissaire principal de la BRI, qui avait mené la longue traque contre l’ennemie public n°1, Jacques Mesrine, une traque patiente, implacable, et qui s’était terminée dans le sang, Porte de Clignancourt, le 2 novembre 1979.

Forestier avait fait une longue partie de sa carrière à la BRI, au 36, avant de rejoindre l’anti-gang, toujours au 36, puis, il y avait maintenant plus de 10 ans, la SRPJ de Melun. Ce dernier poste, bien qu’étant celui d’un commissaire divisionnaire, représentait un virage à 360°, celui d’un homme fatigué, usé, et qui aurait aimé être affecté dans un lieu encore plus éloigné de Paris et de son fameux 36.

Keira en savait plus sur son commissaire, que tous les autres membres du poste réunis, voilà pourquoi elle était l’une des rares, pour ne pas dire la seule, à lui témoigner un profond respect. Certes, il n’était pas le chef rêvé, mais elle avait pris le parti d’interpréter le détachement de son supérieur pour une marque de confiance envers ses équipes, un détachement qu’elle n’avait vu s’effriter qu’une seule fois, jusqu’à ce jour, lorsque Georges, le petit génie de l’informatique, avait débarqué au commissariat. Aujourd’hui, ce détachement s’était encore plus ébranlé, jusqu’à rendre le divisionnaire méconnaissable.

  • Je vais être très clair, Leroy, avait-il lancé pour clore une conversation devenu très houleuse, nous avons été appelés sur cette scène de crime, qui n’en est sans doute pas une, tout à fait par erreur ! Cette affaire, quelle qu’elle puisse être, ne concerne pas nos services. Je vous ordonne donc d’oublier immédiatement tout ce que vous avez vu et entendu ! Et cet ordre et non discutable !

« Un ordre non discutable », rumina Keira en sentant un nouvel accès de rage lui monter dans tout le corps. Elle avait eu beau faire part de ses sentiments à Forestier, de ses pressentiments, le divisionnaire n’avait rien voulu entendre. Pourtant, il savait à quel point elle avait une intuition hors du commun ; puis, sans même parler d’intuition, les seuls faits qu’elle lui avait relaté, cette mascarade d’une pseudo police scientifique pour cacher une perquisition sans doute illégale, associée à la présence d’un officier d’INTERPOL suffisaient à jeter un brouillard de suspicions sur une scène de crime qui, pour reprendre les termes de Forestier, « n’en est sans doute pas une ». Elle avait eu beau défendre ses idées, son point de vue, le divisionnaire n’avait rien voulu écouter et tout s’était terminé sur « un ordre non discutable ».

En regagnant le vaste open space où se trouvaient plusieurs dizaine de petits bureau, dont le sien, le gobelet en plastique contenant un liquide chaud et coloré, se voulant être un café, dans la main, Keira avait la très nette impression que Forestier avait subi une pression venant de plus haut que lui. Alors qu’elle se trouvait encore à Provins, il avait certainement reçu un appel, sans doute après qu’elle ait croisé le chemin de ce commandant, une hypothèse des plus probables et qui expliquait le coup de fil de Forestier lui demandant de revenir au commissariat le plus vite possible. Mais qui avait tiré les ficelles de la marionnette Forestier ? INTERPOL ? Vraisemblablement, mais pourquoi ?

Bien que n’étant pas du genre à désobéir à un ordre, même si ce dernier ne lui convenait aucunement, Keira n’était pas non plus une de ces personnes qui acceptent silencieusement les questions sans réponses. Qui, quand et comment, elle ne le savait pas encore, mais quelqu’un allait devoir éclairer sa lanterne si ce quelqu’un souhaitait qu’elle se tienne tranquille. Son mobile se mit à vibrer dans la poche arrière de son jean, la tirant de ses pensées en sursaut. Elle se saisit du téléphone et vit le numéro de Franck affiché sur l’écran LCD.

  • Oui ? dit-elle d’une vois où transpirait une forte nervosité.
  • Prends ta caisse et rapplique à Provins ! répondit Franck d’une voix qui semblait tout aussi nerveuse que celle de sa collègue.
  • Qu’est-ce qui se passe ?
  • Je ne sais pas, exactement, mais cette histoire pue de plus en plus la grosse merde ! Le femme de ménage a été descendue.

La colère de Keira tomba brusquement, tandis que son cerveau se mettait en branle pour analyser l’importance qu’elle devait donner à cette nouvelle information.

  • Les poulets du coin vont certainement aller vers un cambriolage qui a mal tourné, continua Franck, et c’est vrai que certaines pièces de la baraque ont été grossièrement retournées. Leur théorie va donc être la suivante : en rentrant chez elle, la femme de ménage a surpris un cambrioleur, ou plusieurs, et, dans la panique générale, elle a pris une balle.
  • En t’écoutant, je crois comprendre que tu n’es pas supporteur de cette théorie ; qu’est-ce qui te fait croire à un autre scénario ?
  • Plusieurs petits détails. Tout d’abord, un coup de fil que la bonne femme a passé à sa fille, puis un téléviseur resté allumé avec le son coupé… Mais, surtout, la manière dont elle a été descendue !
  • C’est-à-dire ?
  • Une balle dans la nuque, vraisemblablement à bout touchant, avec un angle de tir partant du haut vers le bas, comme si la victime avait été agenouillée.

Keira aperçut Georges qui, toujours derrière son ordinateur, lui faisait de grands signes pour l’inviter à s’approcher. Elle lui adressa un geste de la main pour lui indiquer de patienter quelques minutes.

  • Tu penses qu’il y un lien avec ce qui s’est passé chez Marques ? demanda-t-elle en baissant subitement le ton de sa voix.
  • Je n’en sais foutrement rien ! Ecoute, ramène tes fesses ici, que l’on puisse en discuter autrement que par téléphone !
  • D’accord, d’accord. Où veux-tu que l’on se retrouve ?
  • Chez la victime, avenue Peyrefitte, répondit Franck avant de couper la communication.

Perplexe, Keira alla retrouver Georges qui l’accueillit avec un grand sourire en lui tendant une mini clef USB.

  • Voici l’enregistrement que tu m’as demandé !
  • Merci, répondit-elle en jetant un rapide coup d’œil autour d’elle. J’ai besoin que tu me rendes un autre service, ajouta-t-elle après un instant d’hésitation, cette fois pile poil dans tes cordes de génie de l’informatique. Mais il faut que tu saches que je ne sais pas trop ce que ce service peut impliquer par la suite ; il est nécessaire que cela reste entre toi et moi !
  • Tu m’intrigues. C’est quoi, ce service ?
  • J’ai besoin que tu me trouves un maximum d’infos sur un flic d’INTERPOL, le commandant Stéphane Lemoine. Plus précisément, j’ai besoin de savoir sur quoi il bosse actuellement, s’il y a un lien avec le député Marques.
  • Tu veux que je force le site d’INTERPOL ? répéta Georges à mi-voix, comme pour s’assurer qu’il avait bien compris la demande.
  • Je te le répète, il faut que cela reste entre nous. Personne, pas même Forestier, ne doit savoir !
  • Tout à l’heure, tu faisais allusions à des soucis me concernant, mais, à présent, j’ai la nette impression que c’est toi qui a des problèmes… ou qui ne va pas tarder à en avoir !
  • Est-ce que tu peux faire cela pour moi, s’il-te-plait ?
  • Je ne sais pas combien de temps cela me prendra, mais je ne peux pas opérer d’ici, si tu veux que cela reste discret. Il va falloir que j’utilise mon propre matos, en dehors de ce commissariat !

Liliane émergeait lentement des profondeurs des limbes du sommeil. A mesure que sa vue trouble se dégageait, qu’elle parvenait à distinguer les contours de la pièce, plongée dans l’obscurité, où elle se trouvait, elle se sentait envahie par une forte appréhension, une peur qui lui nouait la gorge et faisait battre son cœur à un rythme effréné ; où était-elle ?

Sa tête semblait être prise dans un large cercle d’un composite inconnu qui se resserrait par instants, lui causant de vives douleurs, un peu comme au lendemain d’une grosse cuite ; mais elle ne se souvenait pas d’avoir bu autant la veille. Elle tenta de ramener sa main droite sur son crâne, mais quelque chose l’en empêcha : son poignet semblait pris dans un objet froid et solide, un objet qu’elle identifia assez rapidement pour en avoir souvent utilisé lors de certains jeux érotiques, voire S.M. Elle leva lentement la tête et les yeux, deux mouvements simples qui lui provoquèrent une nouvelle douleur aigue dans toute sa tête, et elle eut la confirmation visuelle de ce qu’elle avait imaginé : sa main était menottée à l’un des montants métalliques du lit sur lequel elle était allongée. L’appréhension se transforma aussitôt en panique et elle se mit à donner de violents à-coups pour tenter de se libérer, mais elle ne réussit qu’à se faire mal, une douleur qui lui fit lâcher un cri.

« Calme-toi », pensa-t-elle. Elle ferma les yeux et tenta de reprendre le contrôle de sa respiration, inspirant de grandes bouffées d’air pour les expirer le plus lentement possible. Au bout de longues secondes, elle parvint enfin à retrouver un semblant de calme, assez, en tout cas, pour tenter de remettre de l’ordre dans ses idées. « Remettre le puzzle dans l’ordre », se dit-elle en commençant à fouiller au fond de sa mémoire, jusqu’à remonter plusieurs jours en arrière.

Une semaine plus tôt, en pleine après-midi, alors qu’elle flânait dans les boutiques d’un grand centre commercial, Liliane avait reçu un message sur son mobile, un mail émanant de Titia. Cette dernière lui confiait une nouvelle mission de grande importance, un nouveau pigeon à séduire, un certain Christophe Marques. En plus d’une heure et du lieu où se rendre pour forcer la première rencontre et de la manière dont elle devrait être habillée pour l’occasion, le courriel contenait une masse d’informations sur ce Christophe Marques : poids, taille, âge, orientation et penchant sexuel, les femmes qui l’attiraient… un curriculum-vitae à la puissance 1000.

 Liliane s’était réfugiée dans un petit café pour pouvoir prendre connaissance de sa mission en toute tranquillité et elle avait été surprise de découvrir que sa nouvelle victime n’était autre que le fils du député le plus en vue et le plus puissant de la capitale, et, par la force des choses, tout entier dévoué à la cause de Titia ; pourquoi cette dernière voulait-elle à présent s’attaquer au fils ? Mais elle le savait, un ordre de Titia ne se discutait jamais et ne souffrait d’aucunes questions, aussi avait-elle suivi les instructions au pied de la lettre.

Le premier contact s’était déroulé comme prévu : hasard d’une superbe rencontre pour Christophe Marques, mais en fait une machination parfaitement huilée par Titia et dont Liliane en était devenue le bras armé.

Séduire le jeune homme avait-été pour elle un véritable jeu d’enfant et, dès le deuxième soir, elle l’avait mis dans un lit pour lui faire découvrir l’intensité de certains plaisirs ; en quelques jours, quelques nuits, le fils Marques fut à point pour que soit tiré le dernier filin qui ferait se refermer l’implacable toile d’araignée sur lui.    

La veille du jour J, Liliane avait reçu un autre mail de Titia. Dans celui-ci, il lui était expliqué comment et où allait se dérouler l’opération finale. Pour une raison inconnue, Titia semblait savoir que Christophe Marques l’inviterait à un dîner aux chandelles, en tête à tête, dans une maison appartenant à son père, dans un village dont elle n’avait jamais entendu parler : Provins. Le courriel précisait qu’ils ne risquaient pas d’être dérangés par le père, ce-dernier se trouvant à New-York pour affaire : il n’y aurait qu’eux deux et un homme, tapi dans la nuit, qui attendrait le bon moment pour immortaliser la grande scène finale.

Liliane ouvrit les yeux en grimaçant de douleur : un arc électrique avait traversé son crâne de part en part.

  • Putain ! jura-t-elle. Qu’est-ce qu’il m’a fait boire ?!

Au début, tout s’était déroulé comme prévu dans le plan diabolique de Titia. Bien qu’il ne partageait pas les idées politiques de son père, Christophe Marques semblait avoir hérité de son penchant pour le sadomasochisme et la soumission et ce fut donc sans la moindre difficulté qu’elle avait pu le préparer comme indiqué dans le courriel, avec le matériel qui lui avait été remis, en milieu de matinée, par le mystérieux caméraman qu’elle voyait pour la première fois, un détail qui ne l’avait pas perturbé sur le moment, mais, à présent, avec le recul…

Elle avait pris tout son temps pour attacher Christophe au quatre montants du lit, œuvrant savamment, avec délicatesse, alternant les baisers et les caresses sur tout le corps du jeune homme tremblotant de désir. Une fois qu’il avait été totalement entravé, tout à sa merci, elle avait joué un long moment avec la verge devenue aussi dure que du bois et boursouflée de petites veines apparentes. Liliane n’avait que 24 ans, mais, après l’avoir sortie du ruisseau trois ans plus tôt, Titia l’avait prise sous son aile et lui avait enseignée tout ce qu’il était utile de savoir sur les hommes et le sexe. Elle savait susciter le désir, jouer avec lui de longues minutes durant, jusqu’à mettre à genoux l’homme devenu son jouet. Sa soif d’apprendre, sa reconnaissance infinie envers celle qui l’avait aidée, et le plaisir qu’elle éprouvait à se sentir si forte, elle qui avait été si faible, avaient fait de Liliane l’une des meilleurs filles de Titia.

Après avoir nappé ses mains d’un gel lubrifiant, elle avait fait courir ses doigts sur toute la surface de la verge, esquissant un sourire de puissance à chaque fois qu’elle voyait les jambes de son prisonnier se tendre brutalement. Elle s’était ensuite intéressée au gland, le massant plus ou moins lentement, insistant plus particulièrement sur la base du frein, et elle avait observé la grosse veine devenir de plus en plus proéminente, puis se mettre à battre ; elle avait alors lâché la verge et s’était mise à rire en la voyant s’agiter. Christophe avait tiré fort sur les quatre liens qui l’entravaient, puis avait poussé un cri guttural en soulevant ses hanches ; une petite goutte laiteuse était apparue au bord de l’urètre.

  • Non ! avait dit Liliane en refermant une main sur les testicules gonflés. Tu ne jouis pas tant que je ne t’en donne pas l’autorisation !

Laissant Christophe se calmer, elle avait pris un jouet très particulier, un anneau prolongé d’une longue barre courbe, qui se terminait par un plug d’un diamètre assez imposant. Sans dire un mot, elle avait emprisonné les testicules dans l’anneau et avait présenté le plug, préalablement enduit de lubrifiant, à l’entrée de l’anus de son homme jouet.

Liliane s’agita dans le lit où elle était retenue prisonnière. Les derniers effets du puissant sédatif qu’elle avait ingurgité sans le savoir finissaient de se dissiper. Même si son mal de crâne restait encore omniprésent, elle se souvenait à présent de tout et savait parfaitement où elle se trouvait à ce moment même. Elle se redressa jusqu’à pouvoir s’assoir et se sentit prise d’une nouvelle peur panique en réalisant ce qu’il s’était réellement passé dans la maison de Provins. Le drap qui la couvrait glissa dans son mouvement et elle se rendit alors compte qu’elle était entièrement nue.

Tout avait mal tourné dès l’instant où elle avait posé ce fichu bâillon, une épaisse sangle de cuir avec une boule en son centre, destinée à venir se ficher dans la bouche de son soumis. Il s’était passé moins d’une minute avant que Christophe Marques commence à convulser étrangement. Liliane se souvenait de son regard, de la peur grandissante qu’elle y avait lu, avant qu’il ne devienne vitreux, avant que s’éteigne la dernière étincelle de vie. L’inconnu avait alors brusquement fait irruption dans la chambre, s’était approché du lit et avait tâté le pouls. Ensuite, sans dire un mot, il avait retiré le bâillon et l’avait enfoui dans l’une des poches de son épais blouson en cuir noir. A cet instant, Liliane, jusqu’alors tétanisée par l’incompréhension, avait réalisé qu’il se passait quelque chose d’anormal : dans le mouvement que l’inconnu avait fait pour ranger le bâillon, elle avait cru apercevoir l’ombre menaçante d’un pistolet. Tout s’était alors passé comme dans un rêve, ou plutôt un cauchemar. Poussée par une peur viscérale, elle avait quitté la chambre en courant, dévalé l’escalier et traversé la grande pièce du rez-de-chaussée au moment où des pas lourds résonnaient à l’étage. Dans sa course éperdue, elle avait vu briller quelque chose sur le coin d’une table basse : les clefs de contacts du véhicule de Christophe. Elle les avait attrapées au vol, tandis que les pas menaçants s’engageaient à leur tour dans l’escalier, puis s’était jetée à l’extérieur de la maison, soulagée que la porte d’entrée ne fût pas fermée à clef.

Dehors, simplement vêtue d’une mini-jupe et d’un soutien-gorge, elle avait fait un gros effort pour ne pas céder à la panique et se souvenir de l’emplacement où était garée la voiture de Christophe. Une pluie battante se déchainait sur son corps presque nu ; les petits cailloux aux bords coupant parsemés de-ci et delà martyrisaient la plante de ses pieds. Mais, toute à sa peur, elle n’avait pas ressenti pas le froid qui la saisissait, ni la douleur des petites blessures que sa course effrénée lui provoquait.

A 10 mètres, elle avait actionné l’ouverture centralisée et s’était ruée dans l’habitacle, trempée jusqu’aux os, tremblante d’effroi et de froid. Devant elle, l’inconnu, menaçant, venait de surgir au bout de l’impasse. Elle avait réuni les dernières forces de son courage pour trouver le contact et avait démarré sur les chapeaux de roues. Totalement perdue, ne sachant où aller ni que penser, elle avait roulé un long moment dans la campagne Seine et Marnaise dont le jour s’était levé sous un masque de pluie, avant, finalement, d’écouter son instinct qui lui commandait de se rendre au seul endroit où elle pourrait espérer être en sécurité.

Un rai de lumière apparut par l’entrebâillement de la porte de la chambre. Des pas résonnèrent sur du parquet et une ombre masqua en partie le rai de lumière. La porte s’ouvrit d’un coup, laissant apparaître celui chez qui Liliane avait espéré trouver de l’aide, un homme au crâne rasé, un flic de Paris, un ripoux qui touchait une solde conséquente de Titia.

  • Je vois que tu es sortie de ton sommeil, dit-il d’une voix sombre.

Une berline noire se stationna à quelques dizaines de mètres de l’entrée du petit bâtiment de cinq étages. Le conducteur leva les yeux vers la fenêtre éclairée, au deuxième, et eut un rictus de satisfaction. Il serra le frein à main, coupa le moteur et ses feux de croisement, puis se cala confortablement dans son siège en croisant les bras. « Il n’y a plus qu’à attendre qu’ils sortent », pensa-t-il en jetant un œil sur le 9 millimètre, équipé d’un silencieux, posé sur le siège passager.

mercredi 7 octobre 2015

Le masque de Titia, chapitre IV (brouillon)


IV

  • Georges ! Je n’ai jamais été aussi heureuse de te voir !

Le susnommé leva la tête de son ordinateur et adressa un sourire interrogateur à Keira, qui se tenait devant lui en affichant une moue qu’il n’arrivait pas à définir exactement.

  • Pourtant, tu me voies tous les jours ! lui dit-il sur un ton empreint d’une pointe de méfiance. Pour être plus exact, tu passes devant moi tous les jours !
  • C’est juste… Mais, aujourd’hui, j’ai besoin de tes fameux talents d’informaticien pour me retrouver un appel passé à Police Secours.

Georges ne put contrôler un éclat de rire qui sonna étrangement, un peu comme un reproche.

  • Soit tu me prends pour un imbécile, répondit-il sur un ton sarcastique, soit tu n’y connais vraiment rien en informatique ! Et, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de pencher pour la première hypothèse… Depuis quand a-t-on besoin d’un spécialiste de l’informatique pour retrouver un enregistrement téléphonique ?

Georges Romain était un gringalet de25 ans, arrivé dans les locaux du SRPJ depuis six mois à peine, après avoir passé 4 ans au 36 Quai des Orfèvres.

Il était entré dans la police, en tant que gardien de la paix, à ses 18 ans, et, un an et demi plus tard, il passait brillamment le concours de lieutenant. S’étant fait remarquer et connaître par sa hiérarchie pour ses compétences de hacker, il avait été affecté dans une brigade luttant contre la pédophilie sur le Net, au très fameux 36.

Georges était le stéréotype du petit génie informatique tel que l’on peut se l’imaginer dans notre subconscient : plutôt grand et mince, pour ne pas dire chétif, avec une tignasse blonde, dont une mèche rebelle lui barrait constamment le front, et une paire de lunettes de vue un peu trop grande pour la morphologie de son visage. En résumé, il faisait un peu penser à Spencer Reid dans la série « Esprit Criminel ». Cela dit, tous les maigres, grands ou petits, ne sont pas nécessairement de grosses têtes, pas plus que les gaillards musclés ne sont des brutes épaisses dénuées d’intelligence, loin de là. Mais, dans le cas présent, Georges était vraiment doué d’une intelligence bien au-dessus de la moyenne. Comme tout bon hacker, il disposait d’un pseudonyme reconnu et respecté dans le cercle très fermé du monde des pirates 2.0.

Au poste de Melun, tout le monde, Keira en tête de liste, estimait que ses talents n’étaient pas exploités à leurs justes valeurs, à leurs justes utilités. Plutôt que dans un commissariat sans trop d’importance, il aurait été sans doute plus judicieux de l’affecter dans un service dédié aux renseignements, voire au contre-espionnage. En fait, personne ne savait pourquoi il avait quitté le prestigieux 36 pour venir s’enterrer dans la Seine-et-Marne et, lorsqu’il était questionné sur le sujet, Georges se faisait très évasif dans ses réponses, tant et si bien que beaucoup commencèrent à se questionner. Etait-ce vraiment un transfert à sa demande ? N’avait-il pas plutôt été débarqué ?

Georges était arrivé quelques semaines après qu’éclate l’affaire de la cocaïne volée dans les locaux du 36, affaire dont l’enquête était toujours en cours… Coïncidence, ou bien relation de cause à effet ? Georges était-il un ripoux ? Un témoin gênant ?

Keira était l’une des rares à ne pas avoir prêté l’oreille aux rumeurs de ses collègues en mal de sensations fortes. A deux reprises, elle était même intervenue pour calmer les ardeurs de certains, devinant que Georges, bien qu’il ne dise rien, souffrait de ce que l’on pouvait penser de lui. Peu importe pourquoi il avait atterri ici, elle appréciait ce gringalet.

  • Je n’ai jamais eu l’intention, de près ou de loin, de te prendre pour un imbécile, répondit-elle sur un ton blessé. Je pensais pourtant que tu me connaissais un peu mieux que ça !

Dès son arrivée à Melun, dès sa présentation à l’équipe du commissariat, Georges avait été plus que sensible aux charmes du capitaine Keira Leroy. Rapidement, il avait compris qu’il n’y aurait jamais rien de possible entre eux, mais une complicité s’était formée, gagnant encore plus de poids lorsqu’il avait vu la jeune capitaine prendre sa défense.

  • Excuse-moi, balbutia-t-il rouge de confusion. Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui. Je sais très bien ce que tu penses de moi, ajouta-t-il en esquissant l’ébauche d’un sourire.
  • Est-ce que tout va bien ?
  • Oui, oui… Je suis un peu fatigué, voilà tout.
  • Georges, quels que soient tes problèmes, tu sais que tu peux tout me raconter, n’est-ce pas ?
  • Oui, je le sais… C’est quoi l’appel que tu veux que je te retrouve ?

            A plusieurs milliers de kilomètres de la Seine-et- Marne, de l’autre côté de l’Atlantique, le député Stéphane Marques ignorait encore tout du drame qui s’était joué dans sa résidence secondaire de Provins. Installé dans un somptueux fauteuil en cuir noir, face à une immense baie vitrée donnant sur l’East River, il se tirait lentement des dernières brumes du sommeil, une grande tasse de café noir dans la main, en écoutant les nouvelles d’une radio New-Yorkaise.

            Sa nuit avait été courte, très courte, pour ne pas dire blanche, mouvementée par les assauts répétés de la belle brune qui, à présent, dormait paisiblement dans le grand lit aux draps souillés par leurs différents ébats sexuels.

            Marques était arrivé la veille au matin, heure New-Yorkaise, et avait aussitôt rejoint l’hôtel, situé à 30 minutes de l’aéroport JFK, où l’attendait une suite de luxe intégralement payé par son parti et pour deux nuits. Il ne venait pas faire du tourisme, mais était en voyage d’affaire, une négociation politicienne dont il espérait sortir avec une nouvelle alliée de poids pour sa prochaine campagne, la patronne du FMI. Au travers d’elle, en s’assurant son soutien, il comptait bien ramener à sa cause d’autres personnes encore plus influentes.

            Le rendez-vous ayant été fixé au lendemain, pour le déjeuner, il avait décidé de combler son temps libre en joignant l’utile à l’agréable en ajoutant un programme particulier à son escapade New-Yorkaise, programme qu’il avait planifié avant de quitter Paris.

            Marques était un homme à femme ou, pour être plus exact, avait une addiction très prononcée pour les plaisirs du sexe ; il lui était impossible de donner le nombre de fois où il avait trompé sa femme depuis leur mariage, il y 30 ans, tant il avait si souvent découché. Aimait-il sa femme ? A dire vrai, il ne s’était jamais posé cette question.

            Tous deux s’étaient rencontrés sur les bancs de Science Po, puis s’étaient perdus de vue durant quelques années, avant de se retrouver au hasard d’un meeting politique. A cette époque, Marques n’était que l’adjoint au maire d’une petite ville de la banlieue nord de Paris, encore très jeune dans le monde acéré des politiciens, mais affichant déjà, sans vergogne, ses hautes ambitions. Grand, élancé, il prenait un soin particulier à son physique, ayant compris depuis longtemps que la gente féminine avait le pouvoir de faire ou défaire une force politique, fréquentant, à raison de trois fois par semaine, les salles de sports ainsi que les cabines à UV. Il avait réussi à se sculpter un corps d’athlète et son teint, perpétuellement halé, faisait encore mieux ressortir la perfection de son sourire qui s’ouvrait sur une dentition au blanc parfait. Il attachait aussi un soin très particulier à ses tenues vestimentaires, s’offrant le luxe de s’habiller chez les grands noms de la haute couture parisienne. Il avait tout juste trente ans et vivait bien au-dessus de ses moyens, mais il avait toujours su que ce train de vie finirait par porter ses fruits un jour ou l’autre. Bien sûr, en ce temps-là, il collectionnait déjà un grand nombre de conquêtes féminines, mais, depuis quelques temps, il songeait sérieusement à se ranger ou, tout au moins, à se faire plus discret. Pour continuer à grimper les échelons en politique, il avait pris conscience qu’il lui faudrait fonder un foyer, devenir un mari modèle, un père attentionné ; le peuple devait pouvoir s’identifier à un chef respectable ; retrouver celle qui avait fait battre son cœur d’étudiant avait été comme un signe du destin pour lui et il l’avait épousé, quelques mois plus tard, plus par ambition que par amour.

            Les cinq premières années de leur mariage, Marques, à son plus grand étonnement, s’était comporté en mari fidèle et aimant et une fille était née de cette union. Ce fut après cette naissance que sa carrière politique avait commencé à décoller. Devenu maire d’une ville de plus de 30 000 habitants à 36 ans, il aurait pu se sentir un homme heureux, pourtant il n’avait jamais cessé de ressentir un manque, un grand vide dans sa vie, un sentiment de mal-être dont il ne comprit l’origine que lorsqu’il donna son premier coup de canif à sa fidélité.

            Cela s’était produit avec sa propre secrétaire, entre deux rangées de vestiaires, dans un gymnase qu’il avait inauguré quelques heures plus tôt. Leur rapport avait été brutal, bestial, et il avait alors réalisé ce qu’il lui manquait tant dans sa vie, quelque chose d’essentiel, quelque chose qu’il ne pouvait décemment pas faire avec la mère de sa fille : le sexe, sans retenue, sans tabous. Il avait alors replongé dans ses travers et s’était mis à vivre une double vie avec une aisance déconcertante, devenant encore plus habile en politique ; un an après la naissance de leur fille, un deuxième enfant venait au monde, Christophe, et Marques redoubla de plus belle dans sa débauche.

            Aujourd’hui député, Stéphane Marques ne respectait aucune des règles qu’il édictait lors de ses grands discours politiques ; il était le parfait contraire de l’image qu’il donnait en public, mais cela ne lui posait aucun problème moral. Il était un menteur ? Et après ? Quel homme politique, en ce bas monde, ne ment pas, ne cache pas ses travers ? Aucun. Le vrai problème étant de ne jamais se faire prendre, d’être continuellement d’une grande prudence dans ses actes.

            Il y a environ deux ans, quelques mois avant qu’il prenne une députation, Marques avait commis une imprudence qui lui avait valu une grosse frayeur. Tout avait commencé par un étrange courrier qui lui avait été adressé à son bureau, à la mairie. Il s’agissait d’un carton d’invitation pour rejoindre un cercle très fermé de personnes s’adonnant au libertinage sans tabous. « Vous pensez tout savoir sur les plaisirs d’Eros ? », était-il écrit sur ce carton, « Rejoignez mon cercle et vous découvrirez que vous avez encore beaucoup à apprendre sur ce qu’est le Plaisir… ».

            Dans un premier temps, Marques avait cru à une plaisanterie de mauvais goût, voire un piège tendu par l’un de ses adversaires politique, et avait jeté le carton dans la corbeille à papier. Mais, au fil de la journée, la curiosité s’était faite plus forte que son sens du raisonnement. Il avait récupéré le carton et fait des recherches sur le Net à partir du nom du club qui y était mentionné : Le masque de Titia.

Il avait passé son après-midi à fouiller l’immense toile, sans rien de trouver de très concluant, sinon qu’il existait plusieurs clubs portant ce nom et que l’on ne pouvait y entrer que sur invitation. Qui était cette mystérieuse Titia ? Quelles étaient les personnes qui avaient intégrées son tout aussi mystérieux cercle ? Il lui avait été impossible de le découvrir, en revanche, il s’était convaincu d’une chose : ces personnes devaient être riche, très riche, donc très influentes et, par définition, d’une potentielle grande utilité pour sa carrière. Ce fut ce dernier point qui le poussa à répondre à l’invitation. Il avait donc envoyé un mail à l’adresse indiqué sur le carton et, deux semaines plus tard, il avait reçu un retour de courriel lui proposant de se rendre à une première soirée d’initiation, dans une villa située non-loin de Fontainebleau. Le message précisait qu’il n’aurait pas à se préoccuper du transport : une voiture, avec chauffeur, viendrait le prendre et le ramènerait dans la plus grande discrétion ; il avait accepté, se jetant ainsi dans un piège formidablement bien tissé.

            Tout s’était déroulé comme énoncé dans le mail : un homme, en costume sombre, chemise blanche, cravate noire et casquette, était venu le chercher à son domicile au volant d’une limousine. Marques avait prétexté un dîner d’affaire qui allait se prolonger très tard dans la nuit, pour se donner un alibi auprès de sa femme. En chemin, le chauffeur lui avait donné les règles importantes à suivre et lui avait aussi remis un masque vénitien qu’il devrait porter sur le visage tant qu’il ne lui serait pas demandé de le retirer. Lorsqu’il était arrivé sur les lieux de la débauche, il avait pu s’apercevoir que tout le monde, hommes et femmes, invités et employés, avaient le visage masqué ; du reste, pour la plupart, c’était la seule partie du corps qui était couverte.

            Cette étrange escapade avait mené Marques jusqu’au bout de la nuit. Il n’avait pas rencontré cette Titia qui l’avait invité à rejoindre son cercle, pas plus qu’il n’avait réussi à savoir qui étaient les invités présents, mais il avait imaginé que, n’en étant qu’à la phase d’initiation, il lui faudrait patienter un peu, gagner la confiance des autres, avant d’espérer accéder à certaines connaissances. Quoi qu’il en soit, il était reparti satisfait, repus de sexe dont il avait exploré de nouvelles facettes, se découvrant un penchant dont il n’avait jamais soupçonné l’existence chez lui.

            Deux jours après cette mémorable soirée, il avait reçu un mail contenant une vidéo en pièce jointe, avec ces quelques mots : « je vous recontacte très bientôt… ». La vidéo, d’une dizaine de secondes, le montrait dans une situation qui pourrait être des plus embarrassantes si elle était visionnée par d’autres. Allongé dans un fauteuil de gynécologie, les mains attachées aux accoudoirs, les pieds pris dans les étriers, il se faisait violemment sodomiser par une femme équipée d’un gode ceinture. La scène s’était déroulée vers le milieu de la nuit, dans une pièce à l’écart des autres invités et cela avait été le seul moment où son masque lui avait été retiré.

            Après la peur de voir s’effondrer tout son univers, tout ce qu’il avait construit jusqu’alors, une rage immense s’était emparée de lui, plus contre lui-même, contre sa bêtise, que contre la femme qui l’avait si brillamment et si facilement piégée. Cette dernière avait poussé le vice jusqu’à le faire mariner une bonne semaine avant de prendre enfin contact avec lui et il éprouva un immense soulagement, ainsi qu’un grand étonnement, en découvrant qu’elle n’était pas une maître-chanteuse cherchant à négocier son silence contre de l’argent : Titia voulait seulement s’assurer de personnes puissantes pour couvrir certaines de ses activités ; les vidéos étaient ses assurances-vie.

            Il y a deux ans, Marques, bien que très en vue au sein de son parti, n’était pas encore ce que l’on pouvait appeler une personne puissante, mais Titia s’était proposée de l’aider à se porter au premier plan ; en contrepartie, il se devrait de toujours accéder à ses moindres désirs, quels qu’ils soient. S’il venait à ne pas remplir sa part de contrat, la vidéo serait envoyée à la presse ; s’il refusait sa proposition, la vidéo serait envoyée à la presse. Bien entendu, il accepta et, avec le recul, n’avait finalement rien à regretter. Titia l’avait effectivement bien aidée en lui présentant les bonnes personnes aux bons moments ; son poste de député, obtenu avec tant de facilité, c’était à elle qu’il le devait. Sa puissance, aujourd’hui, sa fortune qui avait triplée, c’était aussi à Titia qu’il le devait ; son rendez-vous avec la patronne du FMI, c’était aussi à elle qu’il le devait. Avec le recul, il se satisfaisait de cette situation, même s’il savait avoir une épée de Damoclès en permanence au-dessus de sa tête.

            Cerise sur le gâteau, Marques pouvait bénéficier, à loisir, du réseau de filles de Titia, des femmes prêtes à assouvir les moindres fantasmes, n’importe où, à n’importe quel moment, et sans avoir à débourser le moindre euro. Du reste, il était formellement interdit de remettre de l’argent à ces filles, ou bien de leur offrir des cadeaux ou quoi que ce soit d’autre qui puisse paraître pour un paiement d’un service de prostitution.

            C’était une de ces filles, Clarissa, qui avait rejoint Marques dans sa suite, hier, en milieu d’après-midi. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait appel à elle ; on peut même dire qu’elle était devenue une régulière, l’ayant totalement envouté par son art subtil de la domination. Marques, à certains moments de sa vie, aimait être soumis aux ordres d’une femme ; c’était ce qu’il avait découvert lors de sa soirée d’initiation, un travers que Titia avait deviné, bien avant leur première rencontre, sans qu’il ne sache toujours pas comment ni pourquoi elle avait vu ce penchant caché en lui.

            La lumière vive du soleil inondait à présent tout le grand salon y diffusant une tendre chaleur. Les yeux clos, son peignoir entièrement ouvert, Marques se délectait de ce bain solaire improvisé. Il sentit sa verge endormie tressaillir légèrement dans le carcan métallique où elle était enfermée. Dans le milieu de la nuit, Clarissa lui avait installé une cage de chasteté qu’il allait devoir porter toute une semaine, sa maîtresse étant la seule à avoir la clef permettant d’ouvrir le minuscule cadenas qui maintenait tout le système harnaché à son sexe.

Ce n’était pas la première fois qu’il se prêtait à ce jeu et il le faisait toujours avec autant d’excitation. Il savait déjà que Clarissa, tout au long de cette semaine, lui enverrait différentes photos coquines, via une application mobile, pour faire monter son désir, mais aussi sa frustration jusqu’à la rendre presque intolérable. Il ne pourrait pas se soulager : la cage enfermait parfaitement sa verge, n’offrant qu’une petite ouverture, en forme de large entaille, pour qu’il puisse uriner. Sa semaine allait être forte en émotions, mais il savait combien la délivrance serait une explosion intense des sens, un orgasme d’une puissance à vous faire perdre connaissance, surtout géré par l’expérience diabolique de Clarissa. Fort heureusement, sa femme était partie passer une quinzaine de jours chez ses parents, en Bretagne, et il n’avait donc rien à craindre de ce côté-là.

            Contrairement à ce qu’il pensait, Clarissa ne dormait pas. Elle était entrée dans la pièce et s’était approchée de lui sans qu’il s’en rende compte, tant il était plongé dans son bain de soleil improvisé. Il sursauta mais n’ouvrit pas les yeux lorsqu’il sentit ses mains fines se poser sur son torse. Il respira à pleines narines les volutes parfumées qui se dégageaient du corps de sa maîtresse et ressentit immédiatement des picotements secouer ses testicules. Sa verge commença à durcir, mais l’érection fut très rapidement stoppée par l’étroitesse de la prison.

            Clarissa esquissa un petit sourire en devinant ce qu’il se passait chez le député. Cet homme le répugnait et c’était sans doute pour cela qu’elle prenait tant de plaisir à le soumettre, à l’humilier. Elle fit glisser ses doigts le long du ventre, caressa son pubis vierge de poils, puis saisit, entre deux doigts, la verge enfermée dans la cage.

  • Pauvre petit oiseau, susurra-t-elle sur un ton moqueur. Si fragile, si petit… si inutile !

Elle fit descendre sa main sur les testicules, que l’anneau de serrage du dispositif faisait bien ressortir, et y referma lentement ses doigts jusqu’à faire se raidir Marques sur son fauteuil. Elle se délecta du cri de douleur qu’il poussa.

  • Tais-toi ! Je ne veux pas t’entendre crier !... Tu sais quoi, j’ai envie de te posséder, de te sodomiser avec force, là, maintenant, contre cette baie vitrée !
  • Oh oui…
  • Oui, qui ? cria Clarissa en enserrant encore plus violemment les testicules.

Marques serra très fort les dents pour ne laisser échapper aucun cri de sa gorge, mais se tordit de douleur sur son fauteuil. Lorsque sa maîtresse relâcha la pression, il voulut lui répondre après avoir repris son souffle, mais des coups, portés contre la porte d’entrée de la suite, les firent sursauter tous deux, interrompant de facto leur séance. Marques se leva et referma nerveusement son peignoir. Un étrange pressentiment l’envahi brusquement ; la personne qui frappait à la porte donnait des coups insistants, nerveux. Une voix intérieure venait de lui souffler qu’il se passait, ou s’était passé, quelque chose d’important, de grave.

Mercier commençait à s’impatienter derrière le volant de sa voiture. Cela faisait bien vingt minutes qu’il était stationné devant le petit pavillon où résidait  Maria Sanchez, la femme de ménage des Marques, vingt minutes qu’il poireautait car il avait trouvé porte close, Maria Sanchez n’étant pas chez elle, contrairement à ce qu’il avait imaginé. Peut-être Marques n’était-il pas son seul employeur ? Peut-être faisait-elle le ménage chez plusieurs personnes plus ou moins fortunées ? Du reste, à la réflexion, cette femme était-elle réellement employée par le député, ou bien appartenait-elle à l’une de ces petites entreprises spécialisées dans les services à domicile ? Il aurait dû prendre beaucoup plus d’informations auprès de ses collègues de Provins.

Quoi qu’il en soit, après avoir vécu le choc de la découverte d’un cadavre, Mercier imaginait mal la pauvre femme reprendre immédiatement son activité, ici ou ailleurs. Par expérience, il savait que, en de telle circonstance, une personne normalement constituée va chercher à se réfugier dans un endroit qu’elle considère comme sûr, son cocon, chez elle, avec sa famille… Avait-elle de la famille dans les environs ?

Mercier sortit de sa voiture et claqua rageusement la portière. Il s’était bêtement précipité ; il aurait dû prendre bien plus d’informations ; il perdait son temps. Et puis, pourquoi Keira attachait-elle tant d’importance à une vulgaire histoire de cul qui, vraisemblablement, avait mal tourné ? Il prit son paquet de cigarette, dans la poche de son blouson, et en alluma une sur laquelle il tira une longue bouffée.

Une femme apparut au coin de la rue. Elle marchait d’un pas rapide, nerveux. Mercier l’observa attentivement, tout en recrachant lentement un nuage de fumée par les narines. De toute évidence, elle ne pouvait être la femme de ménage : sur le rapport de police, dans la partie état civil, il était écrit que madame Sanchez était née en 1964 et la femme, qui poussait le petit portail en fer forgé du pavillon, plutôt mignonne, n’avait pas plus de 30 ans.

« Il n’y a pas que son pas qui est nerveux, pensa Mercier. Elle pue la nervosité ! »

La jeune femme sonna une première fois, puis une autre, et encore une autre. Finalement, elle se mit à tambouriner violemment contre la porte. Mercier jeta sa cigarette et traversa rapidement la route.

  • Maman ! hurla la jeune femme.
  • Excusez-moi, mademoiselle.

L’inconnue se retourna en sursaut et son regard marqua l’affolement en apercevant la carte de police que lui présentait Mercier.

  • Mon Dieu ! Mais que se passe-t-il ici ? demanda-t-elle dans un balbutiement tout juste compréhensible.
  • Ne vous inquiétez pas, répondit Mercier sur un ton qui se voulait rassurant. Vous êtes la fille de madame Sanchez ?
  • Oui… Je suis Clara… Qu’est-il arrivé à ma mère ?
  • Elle est notre témoin dans une enquête en cours. Savez-vous où elle pourrait-être ?
  • Elle devrait être ici ! Elle m’a téléphoné, il y a un peu plus d’une heure, totalement paniquée… Elle m’a dit qu’elle sortait du poste de police de Provins, qu’il s’était passé quelque chose de grave, que je devais venir le plus vite possible, qu’elle avait besoin de me voir ! Elle pleurait… J’étais au boulot… J’ai fait aussi vite que possible pour venir… Elle devrait être ici !

Soudainement dubitatif, Mercier décida de faire ce qu’il n’avait pas fait la première fois qu’il était venu sonner à la porte : s’intéresser de plus près à l’intérieur de la maison. Il s’approcha de l’une des fenêtres et tenta de déchiffrer ce qu’il pouvait distinguer au travers des épais rideaux en dentelle blanche. Cela semblait être un petit salon, lourdement chargé en mobilier, mais où il n’y avait pas âme qui vive. Il allait passer à une autre fenêtre, quand un détail attira son attention ; c’était comme de petits flashs de lumière qui changeaient d’intensité pas intermittence.

« La télévision est allumée », conclut intérieurement Mercier. Quelque chose se réveilla alors chez lui, quelque chose qu’il n’avait pas ressenti depuis bien longtemps, depuis ce temps où il avait cessé d’être un bon flic. Il jeta un regard furtif à Clara, puis la fit s’écarter pour accéder à la porte d’entrée. Il actionna la poignée, qui tourna sans difficulté, et il entra dans un long couloir sombre.

  • Madame Sanchez ? C’est la police ! Je suis avec votre fille ! Madame Sanchez ?

Il flottait une étrange odeur dans le couloir, une odeur tout juste perceptible, légèrement acre, une odeur que Mercier identifia rapidement.

  • Attendez-moi dehors et n’en bougez pas tant que je ne vous aurez pas appelé ! ordonna-t-il à la fille Sanchez.
  • Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?
  • Faites ce que je vous dis ! S’il vous plait.

Clara repassa de l’autre côté du perron et Mercier referma la porte d’entrée avant de sortir son arme. S’il avait oublié beaucoup de choses, plus ou moins volontairement, de son passé de flic intègre, il n’avait jamais oublié l’odeur si caractéristique d’une scène de crime sanglante ; le couloir puait le sang. Lentement, précautionneusement, il s’y enfonça, le 357 pointé droit devant lui, le chien relevé et le doigt sur la détente, prêt à faire feu. Tout était étrangement silencieux. Il s’arrêta devant l’entrée du salon et l’inspecta sans y pénétrer. La télé était bien allumée, le son mis en sourdine. Deux mètres plus loin, sur le côté opposé au salon, il aperçut une porte légèrement entrebâillée. Toujours avec la même lenteur, tous ses sens aux aguets, il s’en approcha et l’ouvrit doucement de la paume de sa main gauche.

  • Et merde ! lâcha-t-il en abaissant son arme.

La pièce était une cuisine de petite taille, très en désordre. Sur le sol carrelé de blanc, le corps d’une femme gisait dans une mare de sang.

  • Maman ! Non !

lundi 5 octobre 2015

Le masque de Titia, chapitre 3 (brouillon)


III

            S’étendant sur une partie des 3 ème et 4 ème arrondissements de Paris, sur la rive droite de la Seine, le quartier du Marais, dont on trouve les premiers occupants dès le XIIe, essentiellement des ordres religieux dont le fameux Ordre du Temple, doit son appellation au fait qu’il se trouve dans une ancienne zone marécageuse.

            Avec la construction de la Place des Vosges, au début du XVIIe, la noblesse parisienne prend pleinement possession des lieux et y fait construire de nombreux hôtels particuliers, dont beaucoup sont encore debout aujourd’hui. Mais, vers le milieu du XVIIIe, le quartier est peu à peu délaissé au profit du faubourg St Honoré, ou bien encore du faubourg St Germain, où l’élite trouve bien plus d’espace, donc plus de confort. Les quelques derniers propriétaires fortunés, restés au Marais par amour des lieux, sont définitivement chassés après la Révolution française, aussitôt remplacés par des ouvriers et artisans ; les grandes cours intérieures des hôtels particuliers sont détournées, transformées en gigantesques ateliers.

            Au XIXe, la ville entame un vaste programme d’aménagements qui, bien que non concerné, touchera en partie le Marais. Bon  nombre d’immeubles de qualités seront détruits, un massacre urbain qui durera jusqu’en 1964, année où André Malraux lancera un programme de sauvegarde du quartier, programme toujours d’actualité au moment où sont noircies ces pages blanches,  mais en cours de révision.

            Au fil des années, plusieurs communautés vont venir s’installer dans le Marais, y créant des quartiers dans Le quartier, pour apporter leur contribution à la continuité de l’histoire de ces anciens marécages, parfois dans les rires, parfois dans les larmes, y vivant des époques heureuses, puis des évènements tragiques. Ainsi, durant la première guerre mondiale, la France, qui manque cruellement de bras, demande à l’Empire du Milieu de lui fournir de la main d’œuvre ; des milliers de ressortissants chinois, venus, pour la plupart, de la province du Wenzhou investissent le Marais. De nos jours, leurs descendants, qui ont sans doute oublié leur histoire ou ne l’ont même jamais connu, vivent essentiellement autour de la rue du Maine, où ils  exercent des activités dans le domaine de la bijouterie et de la maroquinerie.

            Dès la fin du XIXe siècle, et ce jusqu’au milieu du XXe, les juifs ashkénazes vont prendre possession d’un secteur gravitant autour de la rue des Rosiers, apportant avec eux un  savoir incontestable dans la confection et faisant prospérer le quartier, jusqu’à ce que la folie barbare et destructive de l’Allemagne nazie vienne y mettre un triste frein.

            Au début des années 1980, une nouvelle communauté fait son apparition et prend ses quartiers autour de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie : la communauté gays. Rajoutons à tout cela le quartier des galeries, ayant pris un réel essor après l’ouverture du musée Picasso en 1985, celui des horlogers, et nous obtenons une photographie assez juste de ce qu’est le quartier du Marais aujourd’hui, un lieu redevenu prisé par la classe aisée, avec un bon niveau de fréquentation touristique.

            Située au centre du Marais, plusieurs interprétations circulent sur l’origine de l’appellation d’une rue connue depuis 1546 : la rue des Vertus. Si les guides touristiques se plaisent à raconter qu’elle fut nommée ainsi en raison des filles de joie qui y trainaient à une époque, soulignant ainsi le côté ironique d’un paradoxe, il est bien plus probable qu’elle tienne son nom d’un édifice religieux, construit dans le nord du Marais et détruit en 1808, faisant alors référence aux vertus théologales : la Maison du Temple. Toutefois, c’est bien pour faire un pied de nez à la vertu, que Mélissa avait décidé d’ouvrir Le Masque de Titia dans cette rue, son premier club libertin parisien.

            Considérée comme la huitième fortune mondiale, selon le très sérieux magazine américain Forbes, Mélissa possédait déjà sept clubs de par le monde : Monaco, Genève, Londres, Washington, New-York, Dallas et, depuis tout juste une semaine, Paris. Néanmoins, elle ne tirait aucune source de profits de cette activité, en tout cas aucun profit financier ; en réalité, elle devait toute sa fortune de la puissante holding dont elle avait hérité de son père, Georges Dawson, une multinationale aux ramifications dignes d’un gigantesque labyrinthe et dont le siège social se situait dans la Tour Nord de Manhattan, avant les tragiques évènements du 11 septembre 2001. Après un passage de quelques mois à Dallas, le siège fut définitivement transféré à Washington D.C, à l’issu d’un vote houleux avec les principaux actionnaires.

            Eprouvant une subite envie de marcher, Mélissa avait demandé au chauffeur de taxi qui les transportait, elle et son homme à tout faire, de s’arrêter à l’angle de la rue des Gravilliers ; de cet endroit, il est possible de rejoindre la rue des Vertus par une voie piétonnière. Cela n’avait pas du tout été du goût de Mickael qui avait déjà estimé que prendre un taxi était une idée stupide et risquée, une idée qu’il avait tenté, sans succès, de retirer de l’esprit de sa patronne ; à présent, elle souhaitait se déplacer à pied, dans un lieu qui n’avait préalablement pas été sécurisé et avec lui seul pour garde du corps ? Plus qu’insensée, cette décision présentait un risque potentiellement élevé, mais, tout comme pour le taxi, il n’avait pu la faire changer d’avis.

            De par le simple fait de sa fortune, de ses activités, Mélissa était une cible constante pour certains rapaces envieux, mais, depuis quelques temps, il planait une menace différente au-dessus de sa tête, une menace bien plus sournoise, plus dangereuse car couvant au sein de personnes très puissantes. Ces derniers mois, le système ingénieux de protection qu’elle s’était construite au fil des ans, semblaient de désagréger lentement, mais sûrement ; beaucoup commençait à se poser des questions quant à sa force de frappe réelle ; quelques-uns osaient avancer le fait qu’elle ne disposait pas de cette arme dont elle se vantait et qui mettait de nombreux puissants de ce monde à ses pieds. Aucuns n’avaient pas encore osé franchir le pas ultime, mais Mickael savait que le doute s’était installé et que le doute finit souvent par être très ravageur. De plus, Mélissa avait fini par lui parler de la teneur du coup de fil qu’elle avait reçu et les idées s’étaient très vite alignées dans son esprit, lui ouvrant le chemin sur deux conclusions possibles : soit quelqu’un cherchait à piéger le député Marques, soit on voulait s’en prendre à sa patronne. Quelle que soit la bonne conclusion, il ne lui faisait aucun doute que cette mort était tout, sauf accidentelle, et il y avait un fil conducteur qui menait à sa patronne : Liliane. Il lui tardait de se retrouver en tête-à-tête cette Liliane pour la faire parler, car il était évident qu’elle n’avait pas dit toute la vérité au flic chez qui elle s’était réfugiée. 

            Enveloppée dans un trench beige foncé qui lui tombait au niveau des genoux, d’où démarrait le cuir noir de longues bottes à talons hauts, et d’un chapeau à large bord et fort distingué sur la tête, Mélissa marchait de façon nonchalante, un petit sourire au coin des lèvres. A chacun de ses pas, les pans de son trench s’ouvraient sur l’intérieur de ses cuisses dénudées et plusieurs passants s’arrêtaient sur son passage, enchantés par les claquements légers des talons sur le pavé, émerveillés par les courbes du corps de cette inconnue, que son vêtement de pluie épousait à la perfection. Parmi ces passants, certains se demandèrent si elle portait une jupe ultra-courte, ou bien si elle était nue sous son trench ; quelques-uns eurent envie de l’accoster, mais se ravisèrent en croisant le regard glacial de Mickael qui marchait quelques mètres derrière elle.

            A première vue, ce dernier donnait l’impression de ne regarder que droit devant lui. Pourtant, si on le lui avait demandé, il aurait pu décrire toute les personnes qui se promenaient sur cette voie piétonnière. Malgré une apparence détachée, il était extrêmement concentré sur l’environnement dans lequel il évoluait, traçant mentalement une ligne de survie autour de sa patronne, une frontière invisible que personne ne devait franchir. Jusqu’à là, la simple expression de son regard suffisait à maintenir éloigner les gêneurs, mais, si le besoin se faisait sentir, il n’aurait aucun scrupule à sortir son Beretta 9mm Parabellum, dont il ressentait le poids sur sa hanche comme une présence amicale, rassurante.

            Toujours extrêmement chargé en nuage, le ciel, au-dessus de Paris, s’assombrissait de plus en plus. La nuit tombait sur un temps redevenu sec depuis une bonne heure, mais dans une atmosphère fortement chargée en humidité et qui donnait une sensation désagréable à celles et ceux qui se promenaient, leur faisant ressentir un froid sans doute plus important qu’il ne l’était vraiment.

Les mains enfoncées dans les profondes poches de son trench, Mélissa semblait ignorer l’humidité, tout comme elle ne paraissait pas voir ceux qui se tournaient sur elle et qui se détournaient brusquement en apercevant son garde du corps. Tête bien droite, le menton haut, elle avançait le regard dans le vague, avec une lueur de tristesse au fond des yeux qui contrastait avec le sourire en coin qu’elle affichait en permanence. Depuis qu’elle était montée dans ce taxi, elle ne cessait de revoir des bribes de sa vie, comme une personne se sachant condamnée, des tranches de sa vie sous formes de scénettes se succédant à grande vitesse : la petite fille, si heureuse, sautant sur les genoux de son père, l’adolescente, si insouciante, volubile et extravertie, ses années de pensionnats, puis cette date fatidique qui lui avait fait prendre un tournant dans sa vie, qui avait mis fin à tous ses rêves de jeune fille et qui l’avait fait devenir la femme qu’elle était aujourd’hui, un virage sec au lendemain du 11 septembre 2001.

            La jeune Mélissa Dawson, qui n’avait pas encore 18 ans, venait de faire sa rentrée scolaire, pour la deuxième année consécutive, dans un pensionnat pour jeunes filles de bonnes familles, dans la campagne Suisse, à quelques kilomètres de Genève. L’établissement semblait sortir d’un autre monde, coupé de l’extérieur : la télévision était inexistante, l’internet réduit à une connexion d’une heure chaque samedi et les journaux et magazines divers étaient strictement contrôlés. Une fois par mois, les pensionnaires retrouvaient le monde « civilisé » lors d’une permission de sortie de huit heures qui leur permettait de se rendre à Genève. Une vie plutôt austère pour une adolescente, direz-vous, sortie tout droit d’un autre temps et sans doute aurez-vous raison, mais Mélissa avait été heureuse de retrouver ce pensionnat car, l’année précédente, elle y avait rencontré une camarade avec qui elle avait lié un lien très fort, un peu comme si elle avait trouvé la sœur, ou le frère, qu’elle n’avait jamais eu et n’aurait jamais.

            Les deux adolescentes n’avaient pourtant pas grand-chose en commun. Aussi blonde que sa camarade était brune, Mélissa, nous l’avons dit, était une adolescente très extravertie, très libérée dans différents domaines de sa vie. Même si elle était loin de ressembler à la femme qu’elle était devenue aujourd’hui, déjà, à cette époque, elle affectionnait les plaisirs du sexe qu’elle avait découvert, le soir de ses 15 ans, dans les bras d’un garçon de dix ans son aîné. Par la suite, elle avait collectionné les aventures sans lendemain avec des garçons plus ou moins âgés, mais aussi avec quelques filles, certaines du pensionnat, en se moquant totalement de tous les bruits qui circulaient à son sujet et de la réputation que lui prêtaient certaines de ses camarades. Cependant, derrière cette insouciance apparente, elle cachait une souffrance, un mal être.

Sa mère était décédée, dans un accident d’avion, alors qu’elle n’avait que 13 ans et, de ce jour, son père n’avait cessé de l’inscrire dans des écoles et pensionnats loin de lui, loin des Etats-Unis d’Amérique, sous le nom de jeune fille de sa mère, Schneider, et sous son deuxième prénom, Laetitia. Les consignes de son père étaient précises : personne, sous aucun prétexte, ne devait savoir qui elle était réellement. L’adolescente souffrait beaucoup de cet exil forcé et ce n’est que bien plus tard qu’elle comprit que son père avait fait tout ceci pour la mettre à l’abri, pour la protéger, comme elle comprit que l’accident qui avait emporté sa mère n’était pas un accident.

            Son amie menait une vie bien plus calme et, surtout, très chaste : à l’aube de ses 18 ans, elle n’avait pas encore connu sa première fois. Sa famille était aisée, mais pas riche à l’excès. Melissa se souvenait que ses parents avaient dû faire de gros sacrifices pour l’envoyer, deux années de suite, dans ce pensionnat, austère, certes, mais d’un grand standing. En revanche, elle n’arrivait pas à se rappeler pourquoi ils l’y avaient envoyée ; elle lui avait pourtant expliqué, mais ce détail ne faisait pas partie du grand montage de ses souvenirs ; sans doute n’avait-il aucune espèce d’importance.

  • Tout va bien, madame ?

Mélissa sursauta comme on peut le faire lorsque l’on est brutalement tiré d’un état de somnolence, ou de rêverie. Dans la vitrine de la boulangerie, devant laquelle elle s’était arrêtée s’en même s’en rendre compte, elle aperçut le reflet anxieux du visage de Mickael.

  • Oui, Mike, tout va bien.
  • En êtes-vous sûre ? Je vous sens… absente !
  • Je suis perdue dans mes souvenirs, répondit-elle sur un ton évasif. Des souvenirs d’une autre vie, ajouta-t-elle pour elle-même, où je me sentais heureuse… je crois… Il fait froid ; allons-nous mettre vite au chaud !

Les sept clubs de Mélissa étaient construits et aménagés à l’identique, ceci dans le but d’offrir les mêmes repères à quiconque se rendrait dans plusieurs de ses établissements. Pour ménager les susceptibilités des riverains, les façades étaient très sobres et se fondaient parfaitement dans le décor de l’avenue, rue, ruelle ou place où se situait le club. Seule l’enseigne lumineuse laissait à penser que nous nous trouvions devant un lieu particulier ; lorsqu’elle s’allumait, le nom de l’établissement s’affichait en grandes lettres calligraphiées, dans un mélange de leds bleus et pourpres. Sur le côté droit, légèrement surélevé par rapport au reste de l’enseigne, figurait un masque vénitien en lumière argentée et dorée. La grande porte principale, à deux battants et en arc-de-cercle, était taillée dans un épais blindage imitant à la perfection le vieux bois massif. Sur l’un des battants, à hauteur de visage, on distinguait à peine le petit volet qui s’ouvrait et se fermait de l’intérieur et qui permettait au vigil de vérifier l’identité des personnes désirant entrer.

Le Masque de Titia n’était pas un club libertin ouvert à tout le monde. La clientèle était triée sur le volet. On y croisait des célébrités, stars du foot, de la télé, du cinéma, mais aussi des hommes et des femmes d’affaires richissimes, tout comme des personnalités influentes, des politiques, des ambassadeurs, et aussi des personnes encore plus puissantes. L’usage du préservatif était, bien entendu, obligatoire, mais aussi le port d’un masque qui, au minimum, devait recouvrir le visage jusqu’à la pointe du nez, règle également applicable à l’ensemble du personnel. Il était évident que bon nombre de personnes devaient se connaître, mais il était hors de question de déroger à cette obligation, excepté dans le Salon d’Eros, une pièce fermée, à l’écart, où accédait seulement l’élite de l’élite, avec l’accord de Mélissa. Les réservations étaient faites via une boîte mail spécialement dédiée à cet effet et les réponses, qu’elles soient positives ou négatives, étaient rendues dans un délai d’un mois.

  A un peu moins de trois heures de l’ouverture, l’enseigne lumineuse était encore éteinte et l’accès au club se faisait, pour le personnel, par une petite entrée de service commandée par un digicode et continuellement surveillée par deux caméras. En passant devant le local où logeaient une multitude d’écran de surveillance, Mélissa adressa un large sourire aux deux agents de la sécurité, puis elle prit l’escalier qui menait à l’unique étage où se trouvaient le vestiaire du personnel et deux bureaux, dont l’un lui était constamment réservé. Ce dernier était aussi fermé par un digicode dont elle seule avec la combinaison.

La pièce, d’environ 20m2, était compartimentée en deux parties distinctes. L’une comportait un bureau au large plateau en verre épais, un fauteuil en cuir noir aux accoudoirs en bois d’acajou, et trois chaises au  look futuriste. L’autre, plus intime, était composée d’une coiffeuse, d’un tabouret à trois pieds, au siège matelassé de rouge, et d’un petit dressing.

Melissa se défit de son trench, qu’elle jeta négligemment sur le dossier de l’une des chaises, puis s’installa dans le fauteuil en cuir. Les passants de la voie piétonnière, s’ils avaient pu se trouver dans cette pièce, auraient eu leur curiosité agréablement satisfaite en découvrant que l’inconnue ne portait rien de plus, sous son vêtement de pluie, que des dessous affriolants. Elle jeta un œil sur la pendule murale et estima qu’il lui restait encore suffisamment de temps pour s’apprêter pour la soirée à venir, assez pour en perdre encore un peu à se replonger dans ses souvenirs.

Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus pensé à son amie du pensionnat suisse, en tout cas, pas au point d’en être nostalgique, pas au point d’éprouver un étrange sentiment de manque. Pourquoi aujourd’hui ?

Comme cela a été écrit plus haut, un lien très fort s’était tissé entre les deux adolescentes. Cela s’était produit quasiment du jour au lendemain. Le premier mois de la rentrée 2000, elles avaient conservées une certaine distance entre-elles, cependant elles se cherchaient régulièrement du regard, comme poussées par une force invisible. Ce fut au cours de la première sortie à Genève que le rapprochement avait eu lieu et, de ce jour, elles étaient devenues inséparables, à tel point que Mélissa avait demandé à la directrice de l’établissement, la seule personne à connaître la véritable identité de Laetitia Schneider, de les loger dans la même chambre ; la puissance financière de Dawson avait beaucoup influé sur la décision de la directrice.

Mélissa avait rapidement eu une confiance absolue en sa nouvelle camarade, ne conservant que pour seuls secrets, tout ce qui tournait autour du nom de Dawson : même pour son amie, elle était toujours restée Laetitia, Titia, comme celle-ci se plaisait à l’appeler.

Elle n’avait jamais compris pourquoi elle se trouvait si quelconque, inintéressante, sans charme, comment elle pouvait ignorer le regard que lui portait les garçons lorsqu’elles allaient en ville. Certes, elle ne savait ni se coiffer, ni se maquiller, ni même s’habiller, mais elle était d’une beauté indéniable, presque sauvage, une beauté d’adolescente, encore, mais qui annonçait déjà la venue d’une femme magnifique. A cela, venait se rajouter une intelligence incroyable, un esprit de déduction stupéfiant. Elle avait toujours su que Mélissa lui cachait quelque chose sur elle, sur sa vie, sur ses parents ; souvent, elle lui répétait qu’elle trouverait un jour ce qui se cachait derrière le masque de Titia, mais elle était bien trop respectueuse de son amie pour aller là où cette dernière ne souhaitait pas aller.

  • Qu’as-tu bien pu devenir ? murmura Mélissa d’une voix songeuse.

Les deux amies s’étaient vues, pour la dernière fois, au petit matin du 12 septembre 2001. Confortablement calée dans son fauteuil, la tête légèrement renversée et les yeux clos, Mélissa ne put s’empêcher de sourire en se souvenant de la tête qu’avait faite la surveillante en poussant la porte de leur chambre et en les trouvant toutes deux dans le même lit, entièrement nues. Ce fut son ultime moment de bonheur avant que sa vie ne bascule. Elle se rappela avoir trouvé étonnant que la surveillante ne fasse pas la moindre réflexion sur l’incongruité de la scène qu’elle découvrait. « Habillez-vous, mademoiselle Schneider, s’était-elle contentée de dire. La directrice vous attend dans son bureau. ». Moins d’une demi-heure plus tard, Mélissa avait la réponse à son étonnement. La voix de la directrice, comme venue d’outre-tombe, résonna dans la pièce.

« Hier matin, peu avant 9 heures, heure de New-York, il s’est passé une chose horrible, innommable. Deux avions de ligne, détournés par des terroristes, se sont écrasés sur les tours jumelles du World Trace Center… Les victimes se comptent par millier… Tard, cette nuit, j’ai reçu un appel d’un associé de votre père… Mademoiselle Dawson, vous devez rentrer immédiatement à New-York… Je n’ai pas de mots pour vous dire combien je suis sincèrement désolée par l’évènement tragique qui vous frappe. »

Mélissa ouvrit les yeux et fixa un point invisible au plafond. Pourquoi diable tous ces souvenirs affluaient-ils ainsi, aujourd’hui, sans raison ? Le 11 septembre 2001 aurait dû être un tendre souvenir ; avec quelques heures de retard, il était devenu un cauchemar s’associant à nuit d’amour.

Si la surveillante avait trouvé les deux adolescentes dans le même lit au petit matin, c’est qu’il s’était passé quelque chose de particulier dans la nuit du 11 au 12 septembre. Beaucoup plus tard, avec le recul, Mélissa avait réalisé que cet évènement coulait finalement de source, tant sa complicité avec son amie était forte, tant elle allait bien au-delà d’une simple amitié. Elle ferma à nouveau les yeux et s’efforça de chasser le souvenir douloureux de la directrice, pour se concentrer sur celui de la nuit qui l’avait précédé.

Mélissa aimait beaucoup discuter avec sa camarade bien après l’extinction des feux. En fait, c’était surtout elle qui parlait, de tout et de rien, souvent de ses aventures sexuelles, un peu à la manière d’une pécheresse se confiant à son prêtre dans l’intimité d’un confessionnal. Elle aimait l’imaginer rougir dans l’obscurité de leur chambre, riait en l’entendant faussement s’offusquer.

« Comment peux-tu faire l’amour avec des filles et, qui plus est, dans le pensionnat ?

« C’est bien, c’est doux une fille… Et puis, je n’ai trouvé aucun garçon ici !

« Pourtant, tu les aime, les garçons, non ?

« Et après ? L’un n’empêche pas l’autre ! »

Presque toujours, leurs conversations se terminaient dans des rires étouffés, souvent gênés, puis les deux amies finissaient par s’endormir.

Le soir du 11 septembre, Mélissa n’avait pas eu envie de discuter. Elle se rappelait avoir été nerveuse tout au long de la journée, irritable, sans jamais avoir compris pourquoi. Etait-ce là une sorte de prémonition du choc qu’elle allait recevoir le lendemain matin, ou bien un simple gros coup de fatigue ? Toujours est-il que, dès qu’elles eurent éteints leurs lampes de chevet, Mélissa s’était murée dans un silence inhabituel, sans pour autant arriver à trouver le sommeil. Elle se souvenait, comme si cela s’était passé la veille, combien elle s’était tournée et retournée sous sa couette, regardant régulièrement les minutes qui défilaient sur son réveil digital. A deux heures du matin, elle s’était décidée à tenter de se détendre en se donnant du plaisir. Son amie dormait profondément, du moins le pensait-elle. Ce n’était pas la première fois qu’elle se caressait dans la chambre, le plus dur étant de se faire la plus discrète possible lorsque l’orgasme la saisissait.

Bien avant de perdre sa virginité, la jeune Mélissa avait appris à jouer avec son intimité, à la caresser de manière à faire lentement monter son plaisir, à se faire languir, toute à l’écoute de son corps. Elle sortait souvent de ces séances avec les doigts fripés par la cyprine abondante qui coulaient entre ses lèvres, mais, ce soir-là, elle n’avait pas eu envie de faire traîner les choses ; elle avait voulu en finir au plus vite pour trouver, enfin, le repos de l’âme. Les deux mains sous la couette, l’une s’activant sur son clitoris tandis que les doigts de l’autre s’agitaient dans son antre, elle avait rapidement ressenti les premiers picotements agréables, ceux qui précèdent les premières ondées qui réchauffent si merveilleusement toutes les parties du corps.

Mélissa esquissa un nouveau sourire en se souvenant des efforts qu’elle avait fait pour contrôler les mouvements désordonnés de son corps entrant en fusion, pour étouffer au mieux ses gémissements… et tout ceci en vain. Alors que l’ultime vague s’apprêtait à se soulever dans ses reins, son amie avait brusquement allumée sa lampe de chevet. Elle ouvrit les yeux et quitta son fauteuil pour se rendre à la coiffeuse. Elle s’assit sur le tabouret et observa son reflet dans le miroir ovale. Elle trouva ses traits tirés et son regard, d’un gris si lumineux d’ordinaire, lui parut terne, comme éteint. Puis son image s’effaça doucement pour laisser apparaître, comme dans un fondu enchaîné, la petite chambre obscure du pensionnat.

Surprise, Mélissa n’en avait pas moins atteint ce qu’elle appelait le point de non-retour. Elle avait fixé le regard de son amie et avait laissé exploser son orgasme sans plus aucune retenue, une jouissance dont l’intensité avait été plus forte que ce qu’elle avait prévu, sans doute décuplé par le plaisir d’être observée par sa camarade. Une fois que ses sens se furent apaisés, elle avait quitté son lit pour s’approcher de celui de son amie qu’elle regardait sous un nouvel aspect. Cette dernière n’avait pas dit un mot, se contentant de la fixer dans les yeux en osant à peine respirer. Mélissa se souvint combien elle l’avait trouvé incroyablement séduisante à cet instant, terriblement irrésistible. Elle avait vu flotter, dans son regard, un mélange de stupeur, peut-être un peu de peur, avec un désir profondément enfoui, inavoué, inavouable.

Comme cela a été dit, Mélissa n’en était pas à sa première expérience lesbienne, mais jamais auparavant, pas plus que plus tard avec les autres femmes qu’elle allait rencontrer, elle n’avait connu de tels plaisirs que lors de cette nuit du 11 septembre ; sans doute était-ce dû au fait que le sexe n’avait pas été le seul élément de symbiose entre les deux adolescentes.

Sans dire un mot, et avec une extrême précaution, Mélissa avait fait glisser la couette jusqu’aux pieds de son amie. Cette dernière portait une horrible nuisette blanche et une culotte, pas très féminine, de la même couleur, mais elle aurait pu être fagotée dans un sac à patates, qu’elle aurait continué à la trouver fortement désirable. Elle s’était agenouillée pour s’approcher de ses chevilles, fines et délicates, qu’elle avait embrassées du bout des lèvres. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle ne se rappelait pas avoir été un jour autant intimidé, ni avant, ni après cet épisode, avoir autant craint de se faire brusquement repousser, rejeter. Puis elle s’était peu à peu enhardie, avait fait courir ses mains sur les longues jambes lisses, les avait caressées, massées, jusqu’au moment où elle avait senti les premiers frémissements de la peau sous ses doigts.

Les deux jeunes filles n’avaient pas prononcé le moindre mot ; elles avaient à peine osé croiser leurs regards. Mais, à sa respiration plus courte, à son souffle plus prononcé, plus fort, Mélissa avait su que son amie appréciait ce qu’elle lui faisait. Et puis, s’il lui était resté le moindre doute, l’auréole humide, qui s’était dessinée sur la vilaine culotte blanche, l’aurait définitivement chassé.

Les coudes appuyés sur le plateau de la coiffeuse, le menton reposant sur le dessus de ses mains jointes, Mélissa ferma une nouvelle fois les yeux et prit une profonde inspiration ; elle eut la nette impression que l’odeur de son amie flottait dans la pièce, autour d’elle, tout comme elle crut entendre ses gémissements étouffés.

Elle n’avait opposé aucune résistance lorsque Mélissa avait fait glissé sa culotte jusqu’à ses genoux, mais avait longuement frémi lorsque cette dernière avait approché ses lèvres de sa vulve broussailleuse. Mélissa se souvint qu’elle s’était promise de lui montrer comment faire de cette forêt vierge une jolie prairie accueillante, propice à s’y promener, à s’y perdre. Puis elle lui avait doucement écarté les lèvres et s’en était approchées suffisamment pour recueillir, du bout de la langue, les premières perles de la rosée féminine. Le long soupir qui en avait résulté résonna dans sa mémoire. Elle ouvrit les yeux et s’aperçut alors qu’ils étaient humides ; dans le reflet du miroir, elle observa la larme qui roulait sur sa joue en se souvenant des doigts qui étaient venus se perdre dans sa chevelure, pour s’en saisir avec une certaine brutalité. Elle s’était alors enfin collée à cette vulve encore inexplorée, à ce jardin secret qui n’avait jamais connu d’autres visites que celles des doigts, plus ou moins habiles, de sa propriétaire. Elle avait fondu sur le clitoris, l’avait léché, sucé, l’avait senti durcir, grossir, sous l’agilité de sa langue et elle s’était enivrée de la symphonie érotique que lui avait jouée son amie, jusqu’à la note finale, celle de la belle et grande explosion des sens.

Durant toute cette courte nuit, les deux jeunes filles s’étaient découvertes sous un nouveau jour et s’étaient aimées à plusieurs reprises, avec cette fougue, cette passion innocente, quelque peu naïve, dont seuls les adolescents ont le secret. Mais, bien au-delà du plaisir sexuel, il s’était passé bien des choses entre elles, un feu d’artifice d’émotions dont aucune d’elles n’avaient réellement saisi le sens. Au petit matin, la porte de leur chambre s’était ouverte et Mélissa avait dû prendre un chemin qui l’avait jeté dans un gouffre sans fond.

Une autre larme coula, suivi d’une autre, puis encore une autre. Seule, face à son image dans le miroir, elle commençait à comprendre pourquoi tous ces souvenirs ressurgissaient aussi brutalement, sans qu’elle puisse en avoir le contrôle. Le monde qu’elle s’était construit, par la force des choses, ce monde où elle était crainte, haïe, qu’elle détestait avec tant de force, ce monde était sur le point de s’effondrer. Elle ignorait quand et comment cela allait se produire, tout comme elle ignorait ce qu’il allait advenir d’elle, mais elle sentait que tout allait bientôt se terminer. Voilà pourquoi elle revivait sa vie, telle une condamnée à qui il ne reste plus que quelques heures à vivre. Curieusement, elle n’éprouvait aucune crainte, mais plutôt un grand soulagement. Son seul regret, toutefois, était de n’avoir jamais rien fait pour tenter de retrouver sa seule et unique amie, la seule personne qui, aujourd’hui encore, tenait une place importante dans ce qu’il lui restait de cœur.