III
S’étendant sur une partie des 3
ème et 4 ème arrondissements de Paris, sur la rive droite de la Seine, le
quartier du Marais, dont on trouve les premiers occupants dès le XIIe,
essentiellement des ordres religieux dont le fameux Ordre du Temple, doit son
appellation au fait qu’il se trouve dans une ancienne zone marécageuse.
Avec la construction de la Place des
Vosges, au début du XVIIe, la noblesse parisienne prend pleinement possession
des lieux et y fait construire de nombreux hôtels particuliers, dont beaucoup
sont encore debout aujourd’hui. Mais, vers le milieu du XVIIIe, le quartier est
peu à peu délaissé au profit du faubourg St Honoré, ou bien encore du faubourg
St Germain, où l’élite trouve bien plus d’espace, donc plus de confort. Les quelques
derniers propriétaires fortunés, restés au Marais par amour des lieux, sont
définitivement chassés après la Révolution française, aussitôt remplacés par
des ouvriers et artisans ; les grandes cours intérieures des hôtels
particuliers sont détournées, transformées en gigantesques ateliers.
Au XIXe, la ville entame un vaste
programme d’aménagements qui, bien que non concerné, touchera en partie le
Marais. Bon nombre d’immeubles de
qualités seront détruits, un massacre urbain qui durera jusqu’en 1964, année où
André Malraux lancera un programme de sauvegarde du quartier, programme
toujours d’actualité au moment où sont noircies ces pages blanches, mais en cours de révision.
Au fil des années, plusieurs
communautés vont venir s’installer dans le Marais, y créant des quartiers dans Le
quartier, pour apporter leur contribution à la continuité de l’histoire de ces
anciens marécages, parfois dans les rires, parfois dans les larmes, y vivant
des époques heureuses, puis des évènements tragiques. Ainsi, durant la première
guerre mondiale, la France, qui manque cruellement de bras, demande à l’Empire
du Milieu de lui fournir de la main d’œuvre ; des milliers de
ressortissants chinois, venus, pour la plupart, de la province du Wenzhou
investissent le Marais. De nos jours, leurs descendants, qui ont sans doute
oublié leur histoire ou ne l’ont même jamais connu, vivent essentiellement
autour de la rue du Maine, où ils
exercent des activités dans le domaine de la bijouterie et de la
maroquinerie.
Dès la fin du XIXe siècle, et ce
jusqu’au milieu du XXe, les juifs ashkénazes vont prendre possession d’un
secteur gravitant autour de la rue des Rosiers, apportant avec eux un savoir
incontestable dans la confection et faisant prospérer le quartier, jusqu’à ce
que la folie barbare et destructive de l’Allemagne nazie vienne y mettre un
triste frein.
Au début des années 1980, une
nouvelle communauté fait son apparition et prend ses quartiers autour de la rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie : la communauté gays. Rajoutons à tout cela
le quartier des galeries, ayant pris un réel essor après l’ouverture du musée
Picasso en 1985, celui des horlogers, et nous obtenons une photographie assez
juste de ce qu’est le quartier du Marais aujourd’hui, un lieu redevenu prisé
par la classe aisée, avec un bon niveau de fréquentation touristique.
Située au centre du Marais,
plusieurs interprétations circulent sur l’origine de l’appellation d’une rue
connue depuis 1546 : la rue des Vertus. Si les guides touristiques se
plaisent à raconter qu’elle fut nommée ainsi en raison des filles de joie qui y
trainaient à une époque, soulignant ainsi le côté ironique d’un paradoxe, il
est bien plus probable qu’elle tienne son nom d’un édifice religieux, construit
dans le nord du Marais et détruit en 1808, faisant alors référence aux vertus
théologales : la Maison du Temple. Toutefois, c’est bien pour faire un
pied de nez à la vertu, que Mélissa avait décidé d’ouvrir Le Masque de Titia dans cette rue, son premier club libertin
parisien.
Considérée comme la huitième fortune
mondiale, selon le très sérieux magazine américain Forbes, Mélissa possédait
déjà sept clubs de par le monde : Monaco, Genève, Londres, Washington,
New-York, Dallas et, depuis tout juste une semaine, Paris. Néanmoins, elle ne
tirait aucune source de profits de cette activité, en tout cas aucun profit financier ;
en réalité, elle devait toute sa fortune de la puissante holding dont elle
avait hérité de son père, Georges Dawson, une multinationale aux ramifications
dignes d’un gigantesque labyrinthe et dont le siège social se situait dans la
Tour Nord de Manhattan, avant les tragiques évènements du 11 septembre 2001. Après
un passage de quelques mois à Dallas, le siège fut définitivement transféré à
Washington D.C, à l’issu d’un vote houleux avec les principaux actionnaires.
Eprouvant une subite envie de
marcher, Mélissa avait demandé au chauffeur de taxi qui les transportait, elle
et son homme à tout faire, de s’arrêter à l’angle de la rue des
Gravilliers ; de cet endroit, il est possible de rejoindre la rue des
Vertus par une voie piétonnière. Cela n’avait pas du tout été du goût de
Mickael qui avait déjà estimé que prendre un taxi était une idée stupide et
risquée, une idée qu’il avait tenté, sans succès, de retirer de l’esprit de sa
patronne ; à présent, elle souhaitait se déplacer à pied, dans un lieu qui
n’avait préalablement pas été sécurisé et avec lui seul pour garde du
corps ? Plus qu’insensée, cette décision présentait un risque
potentiellement élevé, mais, tout comme pour le taxi, il n’avait pu la faire
changer d’avis.
De par le simple fait de sa fortune,
de ses activités, Mélissa était une cible constante pour certains rapaces
envieux, mais, depuis quelques temps, il planait une menace différente
au-dessus de sa tête, une menace bien plus sournoise, plus dangereuse car
couvant au sein de personnes très puissantes. Ces derniers mois, le système
ingénieux de protection qu’elle s’était construite au fil des ans, semblaient
de désagréger lentement, mais sûrement ; beaucoup commençait à se poser
des questions quant à sa force de frappe réelle ; quelques-uns osaient
avancer le fait qu’elle ne disposait pas de cette arme dont elle se vantait et
qui mettait de nombreux puissants de ce monde à ses pieds. Aucuns n’avaient pas
encore osé franchir le pas ultime, mais Mickael savait que le doute s’était
installé et que le doute finit souvent par être très ravageur. De plus, Mélissa
avait fini par lui parler de la teneur du coup de fil qu’elle avait reçu et les
idées s’étaient très vite alignées dans son esprit, lui ouvrant le chemin sur
deux conclusions possibles : soit quelqu’un cherchait à piéger le député
Marques, soit on voulait s’en prendre à sa patronne. Quelle que soit la bonne
conclusion, il ne lui faisait aucun doute que cette mort était tout, sauf
accidentelle, et il y avait un fil conducteur qui menait à sa patronne :
Liliane. Il lui tardait de se retrouver en tête-à-tête cette Liliane pour la
faire parler, car il était évident qu’elle n’avait pas dit toute la vérité au
flic chez qui elle s’était réfugiée.
Enveloppée dans un trench beige
foncé qui lui tombait au niveau des genoux, d’où démarrait le cuir noir de
longues bottes à talons hauts, et d’un chapeau à large bord et fort distingué
sur la tête, Mélissa marchait de façon nonchalante, un petit sourire au coin
des lèvres. A chacun de ses pas, les pans de son trench s’ouvraient sur
l’intérieur de ses cuisses dénudées et plusieurs passants s’arrêtaient sur son
passage, enchantés par les claquements légers des talons sur le pavé,
émerveillés par les courbes du corps de cette inconnue, que son vêtement de
pluie épousait à la perfection. Parmi ces passants, certains se demandèrent si
elle portait une jupe ultra-courte, ou bien si elle était nue sous son
trench ; quelques-uns eurent envie de l’accoster, mais se ravisèrent en
croisant le regard glacial de Mickael qui marchait quelques mètres derrière
elle.
A première vue, ce dernier donnait
l’impression de ne regarder que droit devant lui. Pourtant, si on le lui avait
demandé, il aurait pu décrire toute les personnes qui se promenaient sur cette
voie piétonnière. Malgré une apparence détachée, il était extrêmement concentré
sur l’environnement dans lequel il évoluait, traçant mentalement une ligne de
survie autour de sa patronne, une frontière invisible que personne ne devait
franchir. Jusqu’à là, la simple expression de son regard suffisait à maintenir
éloigner les gêneurs, mais, si le besoin se faisait sentir, il n’aurait aucun
scrupule à sortir son Beretta 9mm Parabellum, dont il ressentait le poids sur
sa hanche comme une présence amicale, rassurante.
Toujours extrêmement chargé en
nuage, le ciel, au-dessus de Paris, s’assombrissait de plus en plus. La nuit
tombait sur un temps redevenu sec depuis une bonne heure, mais dans une
atmosphère fortement chargée en humidité et qui donnait une sensation
désagréable à celles et ceux qui se promenaient, leur faisant ressentir un
froid sans doute plus important qu’il ne l’était vraiment.
Les mains enfoncées dans les
profondes poches de son trench, Mélissa semblait ignorer l’humidité, tout comme
elle ne paraissait pas voir ceux qui se tournaient sur elle et qui se
détournaient brusquement en apercevant son garde du corps. Tête bien droite, le
menton haut, elle avançait le regard dans le vague, avec une lueur de tristesse
au fond des yeux qui contrastait avec le sourire en coin qu’elle affichait en
permanence. Depuis qu’elle était montée dans ce taxi, elle ne cessait de revoir
des bribes de sa vie, comme une personne se sachant condamnée, des tranches de
sa vie sous formes de scénettes se succédant à grande vitesse : la petite
fille, si heureuse, sautant sur les genoux de son père, l’adolescente, si
insouciante, volubile et extravertie, ses années de pensionnats, puis cette
date fatidique qui lui avait fait prendre un tournant dans sa vie, qui avait mis
fin à tous ses rêves de jeune fille et qui l’avait fait devenir la femme
qu’elle était aujourd’hui, un virage sec au lendemain du 11 septembre 2001.
La jeune Mélissa Dawson, qui
n’avait pas encore 18 ans, venait de faire sa rentrée scolaire, pour la
deuxième année consécutive, dans un pensionnat pour jeunes filles de bonnes
familles, dans la campagne Suisse, à quelques kilomètres de Genève.
L’établissement semblait sortir d’un autre monde, coupé de l’extérieur :
la télévision était inexistante, l’internet réduit à une connexion d’une heure
chaque samedi et les journaux et magazines divers étaient strictement
contrôlés. Une fois par mois, les pensionnaires retrouvaient le monde
« civilisé » lors d’une permission de sortie de huit heures qui leur
permettait de se rendre à Genève. Une vie plutôt austère pour une adolescente,
direz-vous, sortie tout droit d’un autre temps et sans doute aurez-vous raison,
mais Mélissa avait été heureuse de retrouver ce pensionnat car, l’année
précédente, elle y avait rencontré une camarade avec qui elle avait lié un lien
très fort, un peu comme si elle avait trouvé la sœur, ou le frère, qu’elle
n’avait jamais eu et n’aurait jamais.
Les deux adolescentes n’avaient
pourtant pas grand-chose en commun. Aussi blonde que sa camarade était brune,
Mélissa, nous l’avons dit, était une adolescente très extravertie, très libérée
dans différents domaines de sa vie. Même si elle était loin de ressembler à la
femme qu’elle était devenue aujourd’hui, déjà, à cette époque, elle
affectionnait les plaisirs du sexe qu’elle avait découvert, le soir de ses 15
ans, dans les bras d’un garçon de dix ans son aîné. Par la suite, elle avait
collectionné les aventures sans lendemain avec des garçons plus ou moins âgés,
mais aussi avec quelques filles, certaines du pensionnat, en se moquant
totalement de tous les bruits qui circulaient à son sujet et de la réputation
que lui prêtaient certaines de ses camarades. Cependant, derrière cette
insouciance apparente, elle cachait une souffrance, un mal être.
Sa mère était décédée, dans un
accident d’avion, alors qu’elle n’avait que 13 ans et, de ce jour, son père
n’avait cessé de l’inscrire dans des écoles et pensionnats loin de lui, loin
des Etats-Unis d’Amérique, sous le nom de jeune fille de sa mère, Schneider, et
sous son deuxième prénom, Laetitia. Les consignes de son père étaient
précises : personne, sous aucun prétexte, ne devait savoir qui elle était
réellement. L’adolescente souffrait beaucoup de cet exil forcé et ce n’est que
bien plus tard qu’elle comprit que son père avait fait tout ceci pour la mettre
à l’abri, pour la protéger, comme elle comprit que l’accident qui avait emporté
sa mère n’était pas un accident.
Son amie menait une vie bien plus
calme et, surtout, très chaste : à l’aube de ses 18 ans, elle n’avait pas
encore connu sa première fois. Sa famille était aisée, mais pas riche à
l’excès. Melissa se souvenait que ses parents avaient dû faire de gros
sacrifices pour l’envoyer, deux années de suite, dans ce pensionnat, austère,
certes, mais d’un grand standing. En revanche, elle n’arrivait pas à se
rappeler pourquoi ils l’y avaient envoyée ; elle lui avait pourtant
expliqué, mais ce détail ne faisait pas partie du grand montage de ses
souvenirs ; sans doute n’avait-il aucune espèce d’importance.
- Tout va bien, madame ?
Mélissa sursauta comme on peut le
faire lorsque l’on est brutalement tiré d’un état de somnolence, ou de rêverie.
Dans la vitrine de la boulangerie, devant laquelle elle s’était arrêtée s’en
même s’en rendre compte, elle aperçut le reflet anxieux du visage de Mickael.
- Oui, Mike, tout va bien.
- En êtes-vous sûre ? Je vous sens… absente !
- Je suis perdue dans mes souvenirs, répondit-elle sur un ton évasif. Des souvenirs d’une autre vie, ajouta-t-elle pour elle-même, où je me sentais heureuse… je crois… Il fait froid ; allons-nous mettre vite au chaud !
Les sept clubs de Mélissa étaient construits et
aménagés à l’identique, ceci dans le but d’offrir les mêmes repères à quiconque
se rendrait dans plusieurs de ses établissements. Pour ménager les
susceptibilités des riverains, les façades étaient très sobres et se fondaient
parfaitement dans le décor de l’avenue, rue, ruelle ou place où se situait le
club. Seule l’enseigne lumineuse laissait à penser que nous nous trouvions
devant un lieu particulier ; lorsqu’elle s’allumait, le nom de l’établissement
s’affichait en grandes lettres calligraphiées, dans un mélange de leds bleus et
pourpres. Sur le côté droit, légèrement surélevé par rapport au reste de
l’enseigne, figurait un masque vénitien en lumière argentée et dorée. La grande
porte principale, à deux battants et en arc-de-cercle, était taillée dans un
épais blindage imitant à la perfection le vieux bois massif. Sur l’un des
battants, à hauteur de visage, on distinguait à peine le petit volet qui
s’ouvrait et se fermait de l’intérieur et qui permettait au vigil de vérifier
l’identité des personnes désirant entrer.
Le
Masque de Titia
n’était pas un club libertin ouvert à tout le monde. La clientèle était triée
sur le volet. On y croisait des célébrités, stars du foot, de la télé, du
cinéma, mais aussi des hommes et des femmes d’affaires richissimes, tout comme
des personnalités influentes, des politiques, des ambassadeurs, et aussi des
personnes encore plus puissantes. L’usage du préservatif était, bien entendu,
obligatoire, mais aussi le port d’un masque qui, au minimum, devait recouvrir
le visage jusqu’à la pointe du nez, règle également applicable à l’ensemble du
personnel. Il était évident que bon nombre de personnes devaient se connaître,
mais il était hors de question de déroger à cette obligation, excepté dans le
Salon d’Eros, une pièce fermée, à l’écart, où accédait seulement l’élite de
l’élite, avec l’accord de Mélissa. Les réservations étaient faites via une
boîte mail spécialement dédiée à cet effet et les réponses, qu’elles soient
positives ou négatives, étaient rendues dans un délai d’un mois.
A un peu moins de trois heures de l’ouverture,
l’enseigne lumineuse était encore éteinte et l’accès au club se faisait, pour
le personnel, par une petite entrée de service commandée par un digicode et
continuellement surveillée par deux caméras. En passant devant le local où
logeaient une multitude d’écran de surveillance, Mélissa adressa un large
sourire aux deux agents de la sécurité, puis elle prit l’escalier qui menait à
l’unique étage où se trouvaient le vestiaire du personnel et deux bureaux, dont
l’un lui était constamment réservé. Ce dernier était aussi fermé par un
digicode dont elle seule avec la combinaison.
La pièce, d’environ 20m2, était
compartimentée en deux parties distinctes. L’une comportait un bureau au large
plateau en verre épais, un fauteuil en cuir noir aux accoudoirs en bois
d’acajou, et trois chaises au look futuriste.
L’autre, plus intime, était composée d’une coiffeuse, d’un tabouret à trois
pieds, au siège matelassé de rouge, et d’un petit dressing.
Melissa se défit de son trench,
qu’elle jeta négligemment sur le dossier de l’une des chaises, puis s’installa
dans le fauteuil en cuir. Les passants de la voie piétonnière, s’ils avaient pu
se trouver dans cette pièce, auraient eu leur curiosité agréablement satisfaite
en découvrant que l’inconnue ne portait rien de plus, sous son vêtement de pluie,
que des dessous affriolants. Elle jeta un œil sur la pendule murale et estima
qu’il lui restait encore suffisamment de temps pour s’apprêter pour la soirée à
venir, assez pour en perdre encore un peu à se replonger dans ses souvenirs.
Cela faisait bien longtemps
qu’elle n’avait plus pensé à son amie du pensionnat suisse, en tout cas, pas au
point d’en être nostalgique, pas au point d’éprouver un étrange sentiment de
manque. Pourquoi aujourd’hui ?
Comme cela a été écrit plus haut, un lien très fort s’était
tissé entre les deux adolescentes. Cela s’était produit quasiment du jour au
lendemain. Le premier mois de la rentrée 2000, elles avaient conservées une
certaine distance entre-elles, cependant elles se cherchaient régulièrement du
regard, comme poussées par une force invisible. Ce fut au cours de la première
sortie à Genève que le rapprochement avait eu lieu et, de ce jour, elles
étaient devenues inséparables, à tel point que Mélissa avait demandé à la
directrice de l’établissement, la seule personne à connaître la véritable
identité de Laetitia Schneider, de les loger dans la même chambre ; la
puissance financière de Dawson avait beaucoup influé sur la décision de la
directrice.
Mélissa avait rapidement eu une
confiance absolue en sa nouvelle camarade, ne conservant que pour seuls
secrets, tout ce qui tournait autour du nom de Dawson : même pour son
amie, elle était toujours restée Laetitia, Titia, comme celle-ci se plaisait à
l’appeler.
Elle n’avait jamais compris
pourquoi elle se trouvait si quelconque, inintéressante, sans charme, comment
elle pouvait ignorer le regard que lui portait les garçons lorsqu’elles
allaient en ville. Certes, elle ne savait ni se coiffer, ni se maquiller, ni
même s’habiller, mais elle était d’une beauté indéniable, presque sauvage, une
beauté d’adolescente, encore, mais qui annonçait déjà la venue d’une femme
magnifique. A cela, venait se rajouter une intelligence incroyable, un esprit
de déduction stupéfiant. Elle avait toujours su que Mélissa lui cachait quelque
chose sur elle, sur sa vie, sur ses parents ; souvent, elle lui répétait
qu’elle trouverait un jour ce qui se cachait derrière le masque de Titia, mais
elle était bien trop respectueuse de son amie pour aller là où cette dernière
ne souhaitait pas aller.
- Qu’as-tu bien pu devenir ? murmura Mélissa d’une voix songeuse.
Les deux amies s’étaient vues,
pour la dernière fois, au petit matin du 12 septembre 2001. Confortablement
calée dans son fauteuil, la tête légèrement renversée et les yeux clos, Mélissa
ne put s’empêcher de sourire en se souvenant de la tête qu’avait faite la
surveillante en poussant la porte de leur chambre et en les trouvant toutes
deux dans le même lit, entièrement nues. Ce fut son ultime moment de bonheur
avant que sa vie ne bascule. Elle se rappela avoir trouvé étonnant que la
surveillante ne fasse pas la moindre réflexion sur l’incongruité de la scène
qu’elle découvrait. « Habillez-vous, mademoiselle Schneider, s’était-elle
contentée de dire. La directrice vous attend dans son bureau. ». Moins d’une
demi-heure plus tard, Mélissa avait la réponse à son étonnement. La voix de la
directrice, comme venue d’outre-tombe, résonna dans la pièce.
« Hier matin, peu avant 9
heures, heure de New-York, il s’est passé une chose horrible, innommable. Deux
avions de ligne, détournés par des terroristes, se sont écrasés sur les tours
jumelles du World Trace Center… Les victimes se comptent par millier… Tard,
cette nuit, j’ai reçu un appel d’un associé de votre père… Mademoiselle Dawson,
vous devez rentrer immédiatement à New-York… Je n’ai pas de mots pour vous dire
combien je suis sincèrement désolée par l’évènement tragique qui vous
frappe. »
Mélissa ouvrit les yeux et fixa
un point invisible au plafond. Pourquoi diable tous ces souvenirs
affluaient-ils ainsi, aujourd’hui, sans raison ? Le 11 septembre 2001
aurait dû être un tendre souvenir ; avec quelques heures de retard, il
était devenu un cauchemar s’associant à nuit d’amour.
Si la surveillante avait trouvé
les deux adolescentes dans le même lit au petit matin, c’est qu’il s’était
passé quelque chose de particulier dans la nuit du 11 au 12 septembre. Beaucoup
plus tard, avec le recul, Mélissa avait réalisé que cet évènement coulait
finalement de source, tant sa complicité avec son amie était forte, tant elle allait
bien au-delà d’une simple amitié. Elle ferma à nouveau les yeux et s’efforça de
chasser le souvenir douloureux de la directrice, pour se concentrer sur celui
de la nuit qui l’avait précédé.
Mélissa aimait beaucoup discuter avec sa camarade
bien après l’extinction des feux. En fait, c’était surtout elle qui parlait, de
tout et de rien, souvent de ses aventures sexuelles, un peu à la manière d’une
pécheresse se confiant à son prêtre dans l’intimité d’un confessionnal. Elle
aimait l’imaginer rougir dans l’obscurité de leur chambre, riait en l’entendant
faussement s’offusquer.
« Comment peux-tu faire
l’amour avec des filles et, qui plus est, dans le pensionnat ?
« C’est bien, c’est doux une
fille… Et puis, je n’ai trouvé aucun garçon ici !
« Pourtant, tu les aime, les
garçons, non ?
« Et après ? L’un
n’empêche pas l’autre ! »
Presque toujours, leurs
conversations se terminaient dans des rires étouffés, souvent gênés, puis les
deux amies finissaient par s’endormir.
Le soir du 11 septembre, Mélissa
n’avait pas eu envie de discuter. Elle se rappelait avoir été nerveuse tout au
long de la journée, irritable, sans jamais avoir compris pourquoi. Etait-ce là
une sorte de prémonition du choc qu’elle allait recevoir le lendemain matin, ou
bien un simple gros coup de fatigue ? Toujours est-il que, dès qu’elles
eurent éteints leurs lampes de chevet, Mélissa s’était murée dans un silence
inhabituel, sans pour autant arriver à trouver le sommeil. Elle se souvenait,
comme si cela s’était passé la veille, combien elle s’était tournée et
retournée sous sa couette, regardant régulièrement les minutes qui défilaient
sur son réveil digital. A deux heures du matin, elle s’était décidée à tenter
de se détendre en se donnant du plaisir. Son amie dormait profondément, du
moins le pensait-elle. Ce n’était pas la première fois qu’elle se caressait
dans la chambre, le plus dur étant de se faire la plus discrète possible
lorsque l’orgasme la saisissait.
Bien avant de perdre sa
virginité, la jeune Mélissa avait appris à jouer avec son intimité, à la
caresser de manière à faire lentement monter son plaisir, à se faire languir,
toute à l’écoute de son corps. Elle sortait souvent de ces séances avec les
doigts fripés par la cyprine abondante qui coulaient entre ses lèvres, mais, ce
soir-là, elle n’avait pas eu envie de faire traîner les choses ; elle
avait voulu en finir au plus vite pour trouver, enfin, le repos de l’âme. Les
deux mains sous la couette, l’une s’activant sur son clitoris tandis que les
doigts de l’autre s’agitaient dans son antre, elle avait rapidement ressenti
les premiers picotements agréables, ceux qui précèdent les premières ondées qui
réchauffent si merveilleusement toutes les parties du corps.
Mélissa esquissa un nouveau sourire en se souvenant
des efforts qu’elle avait fait pour contrôler les mouvements désordonnés de son
corps entrant en fusion, pour étouffer au mieux ses gémissements… et tout ceci
en vain. Alors que l’ultime vague s’apprêtait à se soulever dans ses reins, son
amie avait brusquement allumée sa lampe de chevet. Elle ouvrit les yeux et
quitta son fauteuil pour se rendre à la coiffeuse. Elle s’assit sur le tabouret
et observa son reflet dans le miroir ovale. Elle trouva ses traits tirés et son
regard, d’un gris si lumineux d’ordinaire, lui parut terne, comme éteint. Puis
son image s’effaça doucement pour laisser apparaître, comme dans un fondu
enchaîné, la petite chambre obscure du pensionnat.
Surprise, Mélissa n’en avait pas moins atteint ce
qu’elle appelait le point de non-retour. Elle avait fixé le regard de son amie
et avait laissé exploser son orgasme sans plus aucune retenue, une jouissance
dont l’intensité avait été plus forte que ce qu’elle avait prévu, sans doute
décuplé par le plaisir d’être observée par sa camarade. Une fois que ses sens
se furent apaisés, elle avait quitté son lit pour s’approcher de celui de son
amie qu’elle regardait sous un nouvel aspect. Cette dernière n’avait pas dit un
mot, se contentant de la fixer dans les yeux en osant à peine respirer. Mélissa
se souvint combien elle l’avait trouvé incroyablement séduisante à cet instant,
terriblement irrésistible. Elle avait vu flotter, dans son regard, un mélange
de stupeur, peut-être un peu de peur, avec un désir profondément enfoui,
inavoué, inavouable.
Comme cela a été dit, Mélissa n’en
était pas à sa première expérience lesbienne, mais jamais auparavant, pas plus
que plus tard avec les autres femmes qu’elle allait rencontrer, elle n’avait
connu de tels plaisirs que lors de cette nuit du 11 septembre ; sans doute
était-ce dû au fait que le sexe n’avait pas été le seul élément de symbiose
entre les deux adolescentes.
Sans dire un mot, et avec une
extrême précaution, Mélissa avait fait glisser la couette jusqu’aux pieds de
son amie. Cette dernière portait une horrible nuisette blanche et une culotte,
pas très féminine, de la même couleur, mais elle aurait pu être fagotée dans un
sac à patates, qu’elle aurait continué à la trouver fortement désirable. Elle
s’était agenouillée pour s’approcher de ses chevilles, fines et délicates,
qu’elle avait embrassées du bout des lèvres. Aussi loin que remontaient ses
souvenirs, elle ne se rappelait pas avoir été un jour autant intimidé, ni
avant, ni après cet épisode, avoir autant craint de se faire brusquement
repousser, rejeter. Puis elle s’était peu à peu enhardie, avait fait courir ses
mains sur les longues jambes lisses, les avait caressées, massées, jusqu’au
moment où elle avait senti les premiers frémissements de la peau sous ses
doigts.
Les deux jeunes filles n’avaient
pas prononcé le moindre mot ; elles avaient à peine osé croiser leurs
regards. Mais, à sa respiration plus courte, à son souffle plus prononcé, plus
fort, Mélissa avait su que son amie appréciait ce qu’elle lui faisait. Et puis,
s’il lui était resté le moindre doute, l’auréole humide, qui s’était dessinée
sur la vilaine culotte blanche, l’aurait définitivement chassé.
Les coudes appuyés sur le plateau de la coiffeuse, le
menton reposant sur le dessus de ses mains jointes, Mélissa ferma une nouvelle
fois les yeux et prit une profonde inspiration ; elle eut la nette
impression que l’odeur de son amie flottait dans la pièce, autour d’elle, tout
comme elle crut entendre ses gémissements étouffés.
Elle n’avait opposé aucune résistance lorsque Mélissa
avait fait glissé sa culotte jusqu’à ses genoux, mais avait longuement frémi
lorsque cette dernière avait approché ses lèvres de sa vulve broussailleuse.
Mélissa se souvint qu’elle s’était promise de lui montrer comment faire de
cette forêt vierge une jolie prairie accueillante, propice à s’y promener, à
s’y perdre. Puis elle lui avait doucement écarté les lèvres et s’en était
approchées suffisamment pour recueillir, du bout de la langue, les premières
perles de la rosée féminine. Le long soupir qui en avait résulté résonna dans
sa mémoire. Elle ouvrit les yeux et s’aperçut alors qu’ils étaient
humides ; dans le reflet du miroir, elle observa la larme qui roulait sur
sa joue en se souvenant des doigts qui étaient venus se perdre dans sa
chevelure, pour s’en saisir avec une certaine brutalité. Elle s’était alors enfin
collée à cette vulve encore inexplorée, à ce jardin secret qui n’avait jamais
connu d’autres visites que celles des doigts, plus ou moins habiles, de sa
propriétaire. Elle avait fondu sur le clitoris, l’avait léché, sucé, l’avait
senti durcir, grossir, sous l’agilité de sa langue et elle s’était enivrée de
la symphonie érotique que lui avait jouée son amie, jusqu’à la note finale,
celle de la belle et grande explosion des sens.
Durant toute cette courte nuit,
les deux jeunes filles s’étaient découvertes sous un nouveau jour et s’étaient
aimées à plusieurs reprises, avec cette fougue, cette passion innocente,
quelque peu naïve, dont seuls les adolescents ont le secret. Mais, bien au-delà
du plaisir sexuel, il s’était passé bien des choses entre elles, un feu
d’artifice d’émotions dont aucune d’elles n’avaient réellement saisi le sens.
Au petit matin, la porte de leur chambre s’était ouverte et Mélissa avait dû
prendre un chemin qui l’avait jeté dans un gouffre sans fond.
Une autre larme coula, suivi d’une autre, puis encore
une autre. Seule, face à son image dans le miroir, elle commençait à comprendre
pourquoi tous ces souvenirs ressurgissaient aussi brutalement, sans qu’elle
puisse en avoir le contrôle. Le monde qu’elle s’était construit, par la force
des choses, ce monde où elle était crainte, haïe, qu’elle détestait avec tant
de force, ce monde était sur le point de s’effondrer. Elle ignorait quand et
comment cela allait se produire, tout comme elle ignorait ce qu’il allait
advenir d’elle, mais elle sentait que tout allait bientôt se terminer. Voilà
pourquoi elle revivait sa vie, telle une condamnée à qui il ne reste plus que
quelques heures à vivre. Curieusement, elle n’éprouvait aucune crainte, mais
plutôt un grand soulagement. Son seul regret, toutefois, était de n’avoir
jamais rien fait pour tenter de retrouver sa seule et unique amie, la seule
personne qui, aujourd’hui encore, tenait une place importante dans ce qu’il lui
restait de cœur.
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